Pourquoi la lecture du Comte de Monte Cristo se révèle-t-elle fort utile pour les soignants en neurologie ou en rééducation ?
Au-delà du plaisir de lecture, c’est un cas documenté d’une apoplexie au XIXe siècle survenue chez un vieillard devenu impotent, privé de la parole, de la mobilité mais qui détient toujours un pouvoir social. Et le met au service du Comte afin de fomenter sa vengeance. On voit ici comment le social est toujours présent même après le coup de tonnerre de l’apoplexie hier, de l’AVC (Accident vasculaire cérébral) aujourd’hui. Alexandre Dumas fait preuve ici d’une grande intuition, à mettre en regard avec certains travaux sociologiques réalisés au cours des dernières années.
Votre travail sociologique, ethnologique mené au sein d’un service de neurologie de CHU et de services de rééducation témoigne du fait que la médecine, loin d’être universelle, est d’abord une science humaine…
Dans les années 1950 aux États-Unis, la sociologie de la médecine (mais bien avant cela l’éthique, la déontologie médicale) ont enjoint les médecins à soigner de la même manière les riches et les pauvres. C’est bien sûr un principe cardinal toujours respecté. Pour autant, le social avance déguisé. Et pèse sur les décisions médicales, les traitements à administrer alors que cette influence agit de manière inconsciente, souterraine. La pandémie actuelle a montré comment, dans les logiques de tri, les dimensions médicales, biologiques ne sont pas les seules prises en compte.
Les médecins se drapent-ils dans cette idée d’universalisme de la médecine pour ne pas remettre en cause leur propre pratique ?
La réponse est complexe. Certes, réflexe de sociologue, les soignants n’ont pas toujours conscience de la dimension sociale incluse dans des stratégies thérapeutiques, voire la récusent. Mais j’ai observé pendant plus d’un an les soignants. En pratique, ils sont très attentifs à ces problématiques. Les professionnels ne rejetaient pas l’idée d’une influence du social dans le parcours médical.
Peut-être mais un interne vous présente toujours comme une assistante sociale. On est là éloigné du travail de sociologue.
Cela témoigne seulement de l’ignorance d’une discipline. La sociologie n’est pas toujours considérée comme une science alors qu’elle produit de la connaissance, du vrai, éclaire ce qui est dans l’ombre. Elle peut expliquer pourquoi certains patients récupèrent mieux que d’autres avec au départ les mêmes lésions neurologiques.
En dépit des déclarations d’intention, tous les patients victimes d’AVC ne seraient donc pas soignés de la même manière.
En premier lieu, on peut penser que les déficits neurologiques sont corrélés uniquement à des lésions neurologiques visibles sur les IRM par exemple. Or, l’évaluation de ces déficits - je préfère les appeler « pertes » pour signifier qu’elles incluent une part d’interprétation - est en fait le résultat de ce qu’est le patient, comment il se comporte dans le service. D’autant qu’en neurologie, on doit se fier à la parole du patient pour repérer ce qui ne va pas. Dans le même temps, on recueille son monde social, ses compétences, sa culture. Autant d’items qui interférent dans le codage de ses déficits.
Puis au moment de la récupération, les propriétés sociales des patients interviennent de nouveau. Dans ce travail, j’ai étudié surtout les positions de classe - le patient-est-il ou non diplômé ? - mais aussi les dimensions de genre afin de voir comment ces identités influencent les prises en charge, le type de récupération, les progrès du patient… ou de la patiente.
Quels exemples peut-on donner qui illustrent ces résultats ?
La rééducation chez les patients m’a frappée par la manière dont elle les inscrit dans une situation scolaire. En orthophonie, en ergothérapie, en neuropsychologie, voire en kinésithérapie, le patient est installé de part et d’autre d’un bureau, avec des supports écrits, évalué parfois avec un temps limité, minuté. Le travail corporel ou cognitif est structuré autour de la notion d’ « exercice », l’incitation à lire jusqu’à la fin un énoncé avant de répondre aux questions. On peut faire correspondre terme à terme l’institution scolaire à l’institution hospitalière. Pour certains patients qui ont développé une peur ou un rejet de l’école, la rééducation ravive ce processus. Prenons une séance d’ergothérapie. Le patient doit relever ce qui est absurde dans des formulations. Ce patient, ouvrier, né au Maroc, maîtrise la langue française. Mais il est en face de situations qui n’ont pour lui aucun sens social. « Je passe des vacances au ski à Nice. » Problème, il n’a jamais bénéficié de séjour au ski. Le caractère non familier de l’exemple le déroute complètement. Ce qui ne l’aide pas à repérer le caractère absurde de la situation donnée. Son manque de familiarité fait écran avec l’exercice cognitif.
En cas de situation de grande précarité, la difficulté « sociale » de l’exercice sera repérée par les professionnels. Mais lorsqu’il s’agit de mettre en évidence un gradient culturel qui se traduit par un rapport différent à l’apprentissage, à la parole, à la planification tout au long de l’espace social, ces écarts sont plus difficiles à percevoir lorsque l’on est issu des classes moyennes supérieures. Le patient ressent une étrangeté par rapport à l’exercice. Mais aussi le professionnel peut éprouver une étrangeté par rapport au patient.
Parfois, certaines réactions, pour dire vite « machistes » sont interprétées par le recours à une interprétation biologique.
Je reviens souvent dans le livre sur ce concept de désinhibition invoqué par des professionnelles du soin. Les premiers cas auxquels j’ai été confrontée concernaient des hommes victimes d’AIT et non d’AVC, peu susceptibles d’être atteint par ce syndrome. En fait cette qualification normalement rigoureuse car associée à une lésion neurologique précise était ici utilisée pour désigner un type de masculinité associé à un certain machisme, sexisme, le plus souvent retrouvé dans les milieux populaires. On a ici un codage d’une attitude de genre ressentie de manière vive par des médecins femmes à la fois dans un autre modèle de classe et en butte à cette expression de la masculinité. Ce qui se traduit ici par un recadrage du patient, afin de le ramener à une bonne attitude envers les soignantes.
Autre exemple, la définition du « projet » de rééducation qui se fait entre les soignants et les patients, et qui m’est apparue souvent moins ambitieuse pour les patientes que pour les patients, certaines compétences perdues par les femmes étant jugées, collectivement, moins importantes…
Comment certains patients échappent à leur destin de classe et de genre et surprennent ainsi les soignants ?
La même observation peut être faite avec l’école. Pourquoi certains élèves issus des classes populaires obtiennent des succès scolaires ? Citons l’exemple de cette ancienne ouvrière, au chômage au moment de l’AVC encore jeune, qui va réellement s’épanouir au moment de la rééducation. « À l’hôpital, c’est mieux que la chaîne », dit-elle. Elle découvre un lieu pour s’occuper d’elle-même, de ses compétences, soutenue par l’éventail des professionnels, l’institution, animée par une volonté de fer mais aussi par une docilité qui loin d’être un défaut devient un atout. On le voit chez les jeunes filles qui réussissent mieux à l’école que les garçons. L’histoire devient plus tragique au moment de la sortie de l’hôpital. Son état se dégrade à son domicile en l’absence de raisons médicales. Elle perd l’habitude de ce travail sur soi-même et ses compétences.
On a parfois l’impression qu’à l’hôpital règne la loi de la jungle du fait des ressources de plus en plus rares. Dans ce contexte, un ancien directeur d’hôpital qui maîtrise la règle du jeu s’en sort beaucoup mieux que d’autres.
C’est certes là un privilège. Il dispose par ailleurs de toutes les compétences pour que la rééducation soit un succès. Arrivent en service de rééducation seulement des patients qui en bénéficieront. Une fois dans le service, tous les patients ne recourent pas à l’éventail des services, des compétences disponibles, parce que cela ne leur sera pas prescrit, mais aussi qu’ils s’y refusent ou ne voient pas l’intérêt. Les patients issus des classes populaires se limitent à la kinésithérapie. Et délaissent par exemple la neuropsychologie. « Cela ressemble trop à l’école », et donc cela ne marcherait pas pour eux, pensent-ils (et pense-t-on dans le service). Au final, le directeur d’hôpital mais aussi les patients des classes supérieures souhaitent rester le plus longtemps possible à l’hôpital afin de tirer parti de toutes ses ressources.
L’aidant trouve difficilement sa place dans les services.
La définition du bon aidant est très étroite. Il ne faut pas faire à la place du patient ou de l’équipe. La famille ne doit pas s’arroger le contrôle de la rééducation, comme l’estiment des aidants issus des classes supérieures. Inversement, il ne faut pas se désinvestir de l’aide à apporter au patient, comme le jugent certains soignants à l’égard d’aidants des classes populaires. En fait, les « bonnes familles » sont celles qui accompagnent le travail des patients et du corps médical, ni trop peu, ni pas assez. Ce qui demande un type de compétences, de sens de communication avec les médecins peu répandus dans les classes populaires. D’autant que des valeurs ne sont pas partagées avec les soignants comme l’importance de la respectabilité face au regard des voisins, avec le risque d’incompréhension de classe. Une conséquence possible est alors l’impossibilité du dialogue.
Contrairement à un discours commun les soignants jugent leurs patients au quotidien.
Le jugement social infuse totalement la pratique médicale comme toute autre pratique professionnelle. Il intervient même lors de l’évaluation objective d’un patient avec une grille aussi codifiée, standardisée que celle du NIH. Les équipes dans le quotidien sont conduites en permanence à émettre un jugement sur leurs patients qui n’est pas seulement médical.
Ce jugement participe de la représentation du monde à la fois des patients et des professionnels dont la description constitue un de vos axes de travail.
Si l’on s’intéresse aux inégalités de santé, on peut étudier les différences observées sur les espérances de vie, la gravité des pathologies. Un autre mode d’étude serait de regarder dans les services hospitaliers la manière dont sont pris en charge les patients. Mais si on se limite à ce type d’observation, le risque est de négliger un certain nombre de problématiques. Certes la prise en charge est différente selon les patients. Mais les patients ne se ressemblent pas. On ne peut offrir la même prise en charge neuropsychologique à un ancien directeur d’hôpital ou à un ancien ouvrier. C’est là où intervient la strate de représentation de vision du monde des patients qui contribue à expliquer les succès ou les échecs, les décalages rencontrés lors des moments de la rééducation. Selon en effet leur représentation, les investissements des patients diffèrent.
Des sociologues comme Didier Fassin récusent cette vision culturaliste.
C’est une question centrale, non résolue au sein de notre discipline. Si une interprétation culturaliste se réduit à assigner une culture figée à un groupe de personnes et demander à l’institution de s’adapter à ce groupe de personnes, y compris du coup en les soignant moins ou moins bien, je m’oppose également à ce courant de pensée. Il y a là une dose de fatalisme et le refus de voir des variations. Par exemple, le culturalisme peut mener à une pratique médicale standardisée pour un groupe ethnique en particulier, avec un risque d’inégalité de prise en charge suite à des préjugés sur tel ou tel groupe ethnique[MD1] .
Pour autant, au sein des classes populaires en dépit de différences, il y a des points communs dans une vision du monde. Il ne faudrait pas diluer cette culture de classe au point de la faire disparaître. Faire connaître ce rapport populaire au monde, c’est donner des outils aux professionnels pour le prendre en compte. Comme pour l’école, des adaptations sont à trouver à l’hôpital. Une dose de culturalisme raisonnée se révèle bénéfique.
À la fin du premier chapitre, vous racontez comment des chercheurs, des intellectuels victimes d’AVC s’efforcent de mystifier leur auditoire. C’était également votre objectif au cours de notre entretien ?
En tout cas, étudier l’AVC invite à l’introspection, à réfléchir sur la parole, la planification, la définition du bon patient ou de l’intellectuel par exemple. Mais je vous promets que je cherche la vérité, et non à vous mystifier…
https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2016-2-page-85.htm
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