Entretien avec Dominique Kalifa

"Aucune des grandes épidémies passées n’a légué de nom à un temps historique, pas même les grandes pestes"

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Publié le 10/04/2020

Notre époque avec cette crise sanitaire hors norme s'inscrira-t-elle dans l'Histoire ? C'est loin d'être évident, répond Dominique Kalifa. Jamais une épidémie, aussi noire soit-elle, n'a réussi à marquer son temps. Pourtant, les noms pour évoquer une période de l'Histoire sont souvent évocateurs, comme le démontre le très pertinent recueil dirigé par l'historien où voisinent sans transition restauration, années de plomb et movida. Faut-il déjà oublier le Covid-19 ?

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« Pas plus que nos prédécesseurs, nous ne nommons donc notre temps », écrivez-vous à la fin de l’ouvrage que vous avez dirigé. Pour autant, avec l’épidémie au Covid-19, livrons-nous toutefois à cet exercice.

Il faut rester prudent sur les ruptures qui nous affectent. Après avoir écrit cet épilogue, un journaliste qui me posait cette question suggéra le concept d’anthropocène, qui nous invite à penser la séquence que nous vivons dans un temps plus long. J’ai trouvé la proposition pertinente, même si elle nous entraîne dans un registre quelque peu différent. La notion d’anthropocène engage une temporalité de nature autre, quasi géologique, qui ne correspond pas vraiment à la façon dont les sociétés font et pensent leur histoire. Même s’il y a une évidente responsabilité historique et humaine. Je pense surtout qu’il est trop tôt pour nommer une séquence comme celle qui nous vivons. Il faudrait pour cela une acuité, une intelligence de l’instant que je ne prétends pas avoir.

Pour autant avant cette crise sanitaire, les attentats de 2015 nous avaient également contraints à rester chez nous, à être séquestrés à notre domicile.

Aucune des grandes épidémies passées n’a légué de nom à un temps historique, pas même les grandes pestes, ou le choléra qui déferle sur l’Europe du XIXe siècle, La Peste noire, par exemple, n’a jamais désigné une séquence. L’évènement fut fondamental, bien sûr. Mais pour qu’il parvienne à « faire époque », et à « faire nom », il faudrait que l’événement soit plus global, qu’il engage des actions plus spécifiquement humaines. La maladie, la pandémie, sont des évènements qui surviennent hors de l’action ou de la production humaine. La puce du rat à l’origine de la peste bubonique, ou le coronavirus aujourd’hui, viennent d’ailleurs, même s’ils sont ensuite diffusés par les sociétés humaines. Leurs origines sont extérieures au monde social. C’est pourquoi la « peste noire », par exemple n’est pas un chrononyme, alors que « le temps des fléaux » ou « les malheurs du temps », en référence au beau livre de Jean Delumeau, peuvent l’être. L’épidémie est bien sûr fondatrice, mais la mémoire sociale retient surtout ses effets : les morts, les famines, les guerres, l’angoisse du salut. À cet égard, c’est moins le coronavirus, l’agent pathogène, qui est susceptible de faire époque que ce qu’il révèle ou ce qu’il produit socialement, le confinement par exemple. Les trois milliards d’individus aujourd’hui confinés, avec les innombrables conséquences que cela entraîne, constituent un événement social et historique majeur. Il est encore trop tôt pour évaluer tous ses effets, mais son impact, sa dimension planétaire, l’ébranlement des certitudes ou les « mises à jour » qu’il suscite, oui, cela peut en effet contribuer à « faire époque ». Mais il faut rester prudent, rien ne dit que les choses ne reprendront pas comme hier une fois l’épreuve passée.

Au-delà de la crise du Covid-19, c’est aussi le retour de la nation qui protégerait contre l’étranger.

Oui, le confinement n’implique pas que les individus, il touche les communautés également. On perçoit un très net repli vers les États, les nations, les collectivités. Le réengagement de l’État, en pleine rupture avec les discours jusque-là dominants, est saisissant. L’État est redevenu cette puissance protectrice, paternaliste, que nous étions en train de perdre. Rien d’étonnant en vérité. En période de crise, on se replie vers des valeurs refuges : la famille, la nation, l’État. Plus que le Covid-19, ce « temps des confinements », de toutes sortes, sera peut-être ce que retiendront les générations futures de ce moment.

Les années qui ont précédé nos crises actuelles font-elles écho à la Belle Époque à laquelle vous avez consacré un livre ?

Oui, ce que l’on appelle la « Belle Époque » - les années 1900, avant la Grande Guerre - a pour caractéristique d’avoir été pensée, nommée, célébrée, rêvée, imaginée presque un demi-siècle après avoir existé. Elle est le produit d’un regard rétrospectif et donc toujours nostalgique. Mais le travail de nostalgie prend souvent du temps.

Ce travail semble s’accélérer ces dernières années. Les jeunes adultes se penchent désormais avec nostalgie sur leur enfance ou adolescence. En témoignent ces tournées de chanteurs années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix.

C’est vrai, d’autant que ces années ont aussi été celles de l’invention du « rétro », du « vintage », et l’âge d’or du « patrimoine ». Peut-être assiste-t-on en effet à une accélération de temporalités. Du coup, une nostalgie collective peut surgir plus rapidement, et affecter des temps ou des évènements plus récents. Hier sera peut-être « notre » Belle Époque.

Comment alors définir le chononyme qui permet de revisiter toutes ces époques dans votre livre ?

C’est un concept que les linguistes ont forgé, parmi beaucoup d’autres noms savants, au milieu des années 1990. Ce sont des « noms propres » du temps, surtout ceux qui portent en eux-mêmes une dénomination temporelle, comme « Belle Époque », « Trente Glorieuses » ou « Années Folles ». Il peut exister d’autres noms du temps, qui n’incluent pas nécessairement une dimension temporelle (Grande Guerre, Guerre de Sécession, Intifada), mais chrononyme s’est progressivement imposé pour qualifier la plupart des noms donnés à des séquences temporelles. Des noms dotés d’une cohérence forte, qui peuvent être identifiés de manière simple, qui évoque d’emblée des traits, des caractères, un imaginaire. Aux Années Noires, on identifie immédiatement la Seconde Guerre mondiale.

Ce chrononyme a été précédé d’autres comme Vichy.

Oui, mais avec des connotations très différentes. Si l’on parle de « Vichy », on fait porter la responsabilité de ces années sur le gouvernement de Pétain et Laval. Si le terme d’« Occupation » est privilégié, l’accent est davantage mis sur la responsabilité des nazis. « Années Noires » est une appellation plus floue, plus complexe, avec un partage des responsabilités. Ce qui montre que ces expressions sont essentielles car elles révèlent des interprétations, des tensions idéologiques ou politiques qui sont constitutives de l’histoire.

Vous rappelez dans le livre comment le présentéisme, l’attention au monde d’aujourd’hui mobilisent l’intérêt des contemporains. L’histoire rencontre-t-elle encore des lecteurs ?

Le livre a rencontré son public, ce qui m’a étonné et bien sûr réjoui. L’histoire continue de passionner, mais le public tend à fragmenter ses intérêts, davantage qu’autrefois, et à privilégier les périodes qui répondent le plus à ce qu’il croit vivre aujourd’hui. Cela n’est évidemment pas inédit. Les questions que l’on pose au passé sont celles qui nous émeuvent aujourd’hui. Mais le sens de la linéarité historique a faibli, les périodes du passé tendent à se morceler et l’intérêt à suivre géométrie variable.

Dans le même registre, l’intérêt pour les dystopies se développe.

Oui. Une des grandes avancées de l’historiographie actuelle est de considérer les imaginaires comme des objets pertinents. L’imaginaire ne relève pas de la fantaisie, c’est une réalité matérielle produite par les sociétés à des moments donnés, et dont l’étude est en conséquence importante. Cela dit, on ne s’est pas encore penché en historien sur cette question des dystopies et il le faudrait.

Le livre évoque l’Europe, les États-Unis mais pas l’Asie.

L’absence des mondes asiatiques est un de mes grands regrets. Nous l’avions pourtant initialement prévu. J’avais commandé un article sur « La Longue Marche » à un brillant historien. Mais si l’évènement était bien majeur dans l’histoire de la Chine au XXe siècle, l’expression ne fut jamais utilisée pour désigner une séquence. On ne parle pas de la Chine de la Longue marche. Les bonnes expressions auraient été « Révolution culturelle » ou, encore mieux, « Grand bond en avant ». Mais le temps a manqué pour les inclure dans l’ouvrage. L’absence du sous-continent indien ou de l’Afrique est aussi regrettable. L’histoire est sans fin.

Les Noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb » , sous la direction de Dominique Kalifa, « Bibliothèque des Histoires », éd. Gallimard, 2020, 349 p., 23 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr