Première leçon, la sécurité sanitaire a été négligée. La doctrine de la preparedness (anticipation) repose sur trois piliers : surveillance, stocks, recherche. La surveillance a plutôt bien fonctionné, même si Santé publique France est quasiment invisible dans la gestion de la crise au profit de la DGS et des ARS. Dans la crise s'est ainsi opérée une recentralisation de la décision avec comme dommage collatéral la survenue de tensions entre les ARS et les acteurs locaux. Sur la question des stocks, manifestement l'idée de procéder à un renouvellement programmé s'est lentement délitée. On l'explique par l'arbitrage budgétaire. L'intégration de l'Eprus au sein de Santé publique France qui avait été pensée comme la tête de pont en cas de crise sanitaire s’est malheureusement accompagnée d’importantes coupes budgétaires. Enfin la recherche fondamentale a subi de plein fouet les restrictions de crédit orientées en priorité, « pilotées » dit-on, vers l'innovation. On est toujours à la traîne, jamais dans l’anticipation des crises sanitaires, et ce depuis celle du Sras en 2003 (au moins). Or la recherche fondamentale exige du temps. La méthode de fixation des priorités de recherche demeure un sujet d'étonnement. En témoigne la non-reconduction des crédits de recherche de l'équipe de Bruno Canard (Marseille) spécialisée dans les coronavirus quelques semaines avant l'arrivée du Covid-19.
Seconde leçon, où se trouve le bon équilibre entre santé publique et sécurité sanitaire ? Il n'y a pas de culture de santé publique en France. Le pouvoir médical repose sur le diagnostic et le soin au détriment des mesures de prévention. Le confinement, mesure radicale et absolument improvisée, aurait pourtant sauvé 60 000 vies. Certes, la révolution probabiliste en médecine a rénové la santé publique. La pensée du risque a connu ses premiers succès en biomédecine, dans la conduite des essais cliniques, puis des réussites diverses dans la surveillance de la santé populationnelle. Mais en vérité, les élites françaises elles-mêmes n'ont pas de culture de santé publique. Elles n'appréhendent pas dans le champ de la santé la question pourtant centrale des maladies chroniques, et au-delà la menace du réchauffement global. Elles n'ont rien vu venir. Le danger a été pris en considération seulement lorsque le risque de saturation des hôpitaux a été clairement exposé. La décision du confinement n'a pas été prise afin de lutter contre l'épidémie mais bien pour ne pas emboliser le système hospitalier. C'est, bien sûr, légitime, et c’était nécessaire. Mais si on avait disposé de 25 000 lits de réanimation au lieu de 5 000, qu'aurait-on fait ? On ne peut se féliciter d'un taux courant d'occupation des lits de réanimation à 90 % en France. Les Allemands ont pour leur part appliqué les principes de santé publique, dès le mois de janvier : contre une épidémie infectieuse, on cherche à connaître le virus, on dépiste, on isole, puis on traite (si l’on peut). Ce programme est censé être mis en place en France pour le déconfinement, donc trois mois après. Je suis frappé par cette orientation médicale, et non sanitaire, dans la lutte contre une crise majeure. On voit de manière caricaturale comment la sécurité passe devant la prévention et comment le court terme s'impose face au long terme.
Au fond, et c’est la troisième leçon, nous sommes dirigés par des ingénieurs et des comptables. Mais alors quelle place est réservée aux scientifiques et aux acteurs sociaux ? Il n'est pas question de nier les difficultés de gestion de cette crise, ni les compétences des ingénieurs et des comptables, des polytechniciens et des énarques. Mais ceux qui nous gouvernent depuis plusieurs décennies ont trop souvent la certitude d'avoir, seuls, raison. Les élites françaises n'ont pas, on l'a dit, de culture de santé publique ? Elles n'ont pas davantage de culture scientifique, qui repose sur le doute, la critique et l’évaluation par les pairs. La science ne se réduit pas à ceux qui « trouvent », car la science n’est pas une compétition sportive. On a vu avec cette crise les limites du management de la défiance, du soupçon, du compte rendu au supérieur hiérarchique, par rapport à ce que pourrait être une société de confiance, de la prise en compte de tous les avis. Quant au monde de demain, les élites françaises seront-elles prêtes au dialogue avec les scientifiques et les forces sociales ? Le monde ne sera, certes, plus comme avant. Mais il est à craindre qu'il soit encore pensé comme avant.
Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, directeur de recherche CNRS en science politique.
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