Vous n’avez pas attendu la Covid-19 pour travailler sur le risque pandémique. Au début des années 2000, c’était un pari audacieux.
Au sein de l’univers des sciences sociales, on considérait en effet souvent le risque pandémique comme une fausse alerte.
Quel est votre regard sur la gestion française de cette pandémie alors que votre ouvrage ouvre une large réflexion sur le concept de préparation ?
Nous avons été très bons dans la préparation pour les discours et assez mauvais dans la pratique et l’administration au quotidien. Xavier Bertrand lors de son premier passage ministériel a tenu des paroles fortes en promettant que la France serait le bon élève en matière de règlement sanitaire international et a investi dans la préparation aux pandémies. Au fil du temps, l’administration est rapidement revenue à l’adoption de logiques strictement comptables. Si l’on porte le regard sur le plan international, j’ai regardé avec attention cette diplomatie du masque déployée par la Chine puis son échec, la guerre froide déclarée entre la Chine et les États-Unis, les risques de conflits avec Taiwan et Hongkong. Cette pandémie est un accélérateur des logiques préexistantes. En avril j’étais optimiste sur les phénomènes de solidarité. Aujourd’hui, je m’interroge plutôt sur les risques de guerre même si, à dire vrai, je n’y crois guère.
Dans votre ouvrage écrit bien avant la pandémie, vous rapportez les propos de chercheurs dans les années 2010 qui évoquaient déjà l’orage cytokinique. Comment expliquer ce silence qui a suivi ces travaux pionniers ?
Cette hypothèse a été développée par Malik Peiris, directeur scientifique du centre Pasteur de l’université de Hongkong et découvreur du coronavirus du SRAS. La résistance à son hypothèse s’explique par le fait qu’elle s’appliquait à des maladies infectieuses émergentes comme la dengue ou la grippe aviaire. Avec le virus Ebola en 1976, le danger paraissait encore circonscrit à l’Afrique, puis avec les virus H5N1 et SRAS on pensait que c’était limité à l’Asie, mais la pandémie de Covid montre que nous sommes tous concernés par ces menaces. La résistance à cette hypothèse est-elle spécifiquement française ? La bonne gestion de la crise en Allemagne s’explique aussi par les travaux de Christian Drosten, un spécialiste du Sras et des coronavirus, qui travaillait avec les virologues de Hongkong dès 2003. Le niveau du débat public en France sur le SARS-Cov2 s’explique par l’absence de vrais spécialistes capables de porter ces messages alors que l’Institut Pasteur dispose de centres à Shangaï et Hongkong. Pourquoi aller chercher le Pr Didier Raoult pour nous révéler la vérité sur la Covid ? On peut être troublé par l’écart entre la qualité de la recherche française dans le monde et sa faible intervention dans l’espace public. Cela s’explique peut-être moins par la coupure Paris-Province que par le statut particulier de l’Institut Pasteur qui le sépare de la recherche publique française.
Cette absence d’intérêt pour les questions virologiques peut-elle s’expliquer par le fait que la France s’estimait magiquement protégée d’un tel risque ?
L’Europe se regarde encore comme une forteresse au cœur du monde, protégée des maux de la mondialisation. Les catastrophes de toute nature impacteraient les autres mais pas nous grâce à une histoire glorieuse. Mais les barrières de sable se sont effondrées en un instant face à un virus si contagieux.
Votre ouvrage suggère le passage du principe de prévention à celui de la préparation. Que signifie cette rupture ?
Je m’inscris là dans le sillage d’Andrew Lakoff avec lequel je travaille depuis quinze ans. Il distingue deux rationalités du risque qui sont incompatibles. L’une repose sur le calcul statistique et la mutualisation des risques dans un territoire et génère des politiques de prévention avec des campagnes de vaccination. Avec la guerre froide, apparaît un autre type de risque qui se distingue par l’absence de calcul de probabilités, illustré par la menace nucléaire. La stratégie ici consiste à se préparer à un événement dont la probabilité est faible mais dont les conséquences sont catastrophiques. On ne peut plus mutualiser les risques mais seulement imaginer la catastrophe en commun. Ce dispositif s’est généralisé à la fin de la guerre froide avec la notion de « menace générique ». J’ai alors étudié comment la pandémie de grippe se construit comme un événement catastrophique en fonction des ressources imaginaires pour rendre la catastrophe réelle, qui sont très différentes en Chine ou aux États-Unis. En Amérique, l’effort se concentre en priorité sur le moment de l’attaque virale (outbreak) qui vient de l’étranger, du dehors, du terrorisme avec une focalisation sur les pillages et la distribution de ressources rares, et une forte séparation entre humains et non-humains. Ce sont ici des sociétés inégalitaires et très violentes qui se préparent au pire. En Chine, le virus est déjà là, et il révèle un processus de mutation, de transformation ; d’où la grande vigilance accordée aux signaux d’alerte, Dans la stratégie du gouvernement chinois, l’important est de bien repérer ces signaux en avance afin d’accompagner la transformation. La force idéologique du nouveau maoïsme prôné par Xi Jinping est d’intégrer un discours mêlé de confucianisme, de taoïsme voire de bouddhisme qui met en avant le concept d’harmonie sociale afin d’atténuer les conflits, les inégalités avec une conscience écologique forte. Cela participe à la réactivité de la réponse chinoise. La quête d’harmonie, même si elle est en grande partie idéologique, implique d’être attentif aux signaux d’alerte qui viennent de la nature.
Pourquoi la France est-elle à la traîne comparée à la Chine et aux États-Unis ?
Parce que nous défendons le principe de précaution, inscrit dans notre constitution en 2005. C’est bien de maximiser les risques sanitaires et de prendre des mesures fortes pour protéger la santé. Mais nous sommes un peu seuls à proposer cette idée, qui implique un coût élevé. Lorsque l’on regarde la gestion des risques au niveau global, le principe de précaution apparaît comme une simple parenthèse dans le passage de la prévention à la préparation.
Dans la préparation, la sentinelle joue un rôle essentiel. Est-elle toujours condamnée au sacrifice ?
Non, car il vaut mieux qu’elle survive pour témoigner. La queue du paon, dans l’exemple pris par Charles Darwin, est un handicap face un prédateur mais donne un avantage dans la compétition sexuelle. Parce qu’elle a une valeur esthétique même si elle constitue un « signal coûteux », selon la formule des ornithologues israéliens Amotz et Avishag Zahavi. Cette théorie éclaire parfaitement la gestion de la Covid. Indépendamment de tout débat sur l’efficacité sanitaire des mesures de confinement prises en Chine, elles ont été également adoptées en Occident parce que c’étaient les plus impressionnantes alors que leur coût économique est très important. Le capitalisme, qui devrait être régi par des logiques utilitaires de type coût/bénéfice, accepte de suivre ces signaux coûteux en temps de crise. Cela ne relève pas pour autant de la panique : s’il y a une bonne régulation des signaux coûteux, cela peut produire une logique de prestige globalisée. C’est ce qu’avait décrit Claude Lévi-Strauss en 1947 sous le nom d’échange généralisé.
Hongkong lors des crises sanitaires s’était érigée en sentinelle des signaux envoyés par la Chine continentale. Avec la Covid, elle a perdu ce statut.
Un des meilleurs spécialistes de la phylogénie des virus de grippe à Hong Kong, Gavin Smith, s’est installé à Singapour. Malik Peiris va prendre sa retraite au Sri Lanka. Une brillante chercheuse taiwanaise qui mesurait la charge virale dans les marchés aux animaux de Hongkong pense à retourner dans son pays. Le rôle de Hongkong reposait sur la rapidité à interpréter les signaux d’alerte en provenance de Chine et la liberté d’expression. Si on la bâillonne, elle devient une ville chinoise comme les autres. La devise « un pays, deux systèmes » fait l’objet d’une remise en cause. Ce rôle de sentinelle a été transféré à Taiwan qui n’avait pu l’occuper en 2003 car elle a mal géré le SRAS. Il sera intéressant de suivre ce qui va se passer à Taiwan dans les années à venir.
Enfin pourquoi les virologues à Hongkong se sont-ils alliés aux ornithologues ?
C’est ma découverte ethnographique. Avant d’arriver à Hongkong, j’avais bien sûr un certain nombre de théories sur les relations entre humains et animaux. Dès mon arrivée sur le terrain, j’ai écrit à l’association des ornithologues. Un Anglais m’a répondu : il souhaitait me rencontrer pour m’informer que les cas de H5N1 alors diagnostiqués n’étaient pas retrouvés sur les oiseaux sauvages des réserves ornithologiques mais sur le marché aux oiseaux d’ornement. Se trouvaient assemblées d’un coup toutes les pièces d’un puzzle que je décrirai ensuite. Cette alliance conjoncturelle entre les virologues et les anthropologues dit beaucoup sur l’alliance structurelle entre les hommes, les animaux et les virus dans cette partie de la Chine. C’est la rencontre entre une tradition occidentale qui conduit à cesser de chasser les oiseaux afin de les observer et une quête scientifique où l’on chasse les virus afin d’en cartographier les mutations. Et tout cela se produit en Chine. Avant de partir à Hongkong, j’avais travaillé à l’Agence de sécurité alimentaire où les vétérinaires étaient très informés de la microbiologie de la grippe aviaire tout en collaborant avec les ornithologues. Mais cela n’avait pas atteint ce niveau d’échanges. En France, chacun est dans son silo disciplinaire et la rencontre est moins visible. La grippe aviaire il est vrai n’était pas un enjeu écologique aussi fort en France qu’en Chine. C’est aussi un moyen pour évoquer les relations avec la Chine. C’est pourquoi les virologues et les ornithologues, représentants de pratiques coloniales qui se croisent, permettent d’évoquer cette situation singulière d’un pays et de deux systèmes.
Bref, tout est politique, y compris les oiseaux…
Certes. Cette pandémie confirme les hypothèses de l’anthropologie de la nature, un courant auquel je me rattache depuis dix ans. Vous savez, les chercheurs sont obsessionnels, mais parfois leurs intuitions permettent d’éclairer l’actualité. Ce qui n’arrive pas souvent dans la carrière d’un chercheur.
* Les sentinelles des pandémies - Chasseurs de virus et observateurs d'oiseaux aux frontières de la Chine, éditions Zones sensibles. 240 pages. 20 euros.
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