LE QUOTIDIEN : Pourquoi est-ce important pour un hôpital ou un groupement hospitalier de mettre en place des actions pour préserver l’environnement ?
Pr LAURENT ZIELESKIEWICZ : Dans le monde, chaque année, neuf millions de personnes décèdent de maladies liées à la pollution. C’est plus que le tabagisme et les pandémies de sida, paludisme et tuberculose. Le secteur de la santé représente 47 millions de tonnes de CO2 par an en France, 8 à 10 % des émissions de l’industrie française. On ne peut pas soigner les gens pour des cancers et des maladies cardiorespiratoires liés à la pollution, et dans le même temps continuer à polluer l’air, les eaux et le sol.
Par exemple, les dernières études montrent une consommation de masques chirurgicaux allant jusqu’à 3 milliards par jour dans le monde. Ces masques jetables, avec lesquels, mis bout à bout, on pourrait faire près de 15 fois le tour de la Terre en un jour, représentent, pour chacun d’entre eux, des milliers de nanoparticules dans la nature. Bien entendu, il fallait des masques pendant la pandémie de coronavirus, mais faut-il systématiquement obliger les prestataires de services à en porter dès le hall de l’hôpital ?
C’est une illustration des nouvelles questions à se poser en termes de rapport bénéfices-risques. Avant, on menait des études pharmacoéconomiques, désormais, il faut aussi mener - à qualité de soins égale - des études pharmacoécologiques. Entre deux techniques de soins équivalentes, nous ne devons plus seulement comparer les coûts, mais aussi et surtout les impacts environnementaux. Surtout quand les prises en charge les moins polluantes permettent aussi de réduire les coûts !
L’AP-HM s’est mise en ordre de bataille et intègre en 2023 l’environnement dans son projet d’établissement. Pourquoi seulement maintenant ?
Le secteur hospitalier et du soin affichent du retard dans ce domaine. La première raison est liée à un phénomène d’occultation, bien connu des médecins. Face à une urgence vitale, vous lui donnez la priorité et vous négligez un peu le reste. Lorsque le Covid est arrivé, l’urgence absolue c’était de lutter contre. Ce n’était pas de ne pas mettre de plastique dans la nature en économisant les masques. C’était de soigner les malades. Je suis anesthésiste-réanimateur, ce phénomène d’occultation est courant : face à un traumatisé grave, on ne verra peut-être pas immédiatement la blessure secondaire…
C’est sans doute ce qui s’est passé dans le soin. Inconsciemment, on pensait : « qu’est-ce qu’il y a de plus important que le soin ? ». Mais la prise de conscience est en train de se faire sur la continuité entre pollution, maladie et soin entretenant la pollution. Sortir de ce cercle vicieux est une urgence absolue, qui doit être intégrée au cœur de la prise en charge des patients, dans et autour du soin.
Aujourd’hui, après les études publiées dans les plus grandes revues scientifiques, soulignant d’une part l’impact de la crise environnementale sur la santé publique et d’autre part la pollution liée au soin, il est impossible pour des soignants de continuer à travailler comme avant.
Comment la prise de conscience a-t-elle eu lieu à l’AP-HM et quelles ont été les premières actions mises en place ?
Le « green » a commencé à l’AP-HM en 2018 au bloc opératoire de l’hôpital Nord avec un projet porté par la Dr Marion Poirier et l’infirmière Véronique Paone. Les premières actions portaient sur le tri des déchets, afin que ceux non contaminés ne soient pas inutilement incinérés.
Ensuite, nous avons décidé de remplacer les gaz halogénés par du propofol, qui émet 250 fois moins de gaz à effet de serre. Certains arguent qu’il polluerait toutefois les eaux. Ceci est vrai seulement s’il est relâché dans la nature à l’état originel. Ce qui pollue dans ce produit, contrairement aux gaz halogénés, c’est ce qui n’est pas utilisé. Cela nous invite ainsi à améliorer nos pratiques et nos gestions de stocks.
Un autre gaz, co-anesthésiant, le protoxyde d’azote, est particulièrement générateur de gaz à effet de serre et destructeur de la couche d’ozone. Il peut être supprimé des blocs, comme à l’hôpital Nord et à La Timone, sans aucun problème.
Enfin, l’exemple des bronchodilatateurs est également marquant, même s’il ne concerne pas spécifiquement l’hôpital : les dispositifs d’inhalation à poudre sèche émettent 30 fois moins de CO2 que ceux avec un aérosol doseur, alors même que des études montrent une efficacité similaire, voire un peu supérieure ! Le National Health Service (NHS) anglais a évalué que le remplacement des bronchodilatateurs les plus polluants par d’autres qui le sont moins permettait de réduire les émissions de CO2 de près de 550 000 tonnes par an au niveau national, soit l’équivalent CO2 de plusieurs milliards de kilomètres en voiture.
Des leviers comme ceux-ci, simples, efficaces et n’altérant pas la qualité de soin des patients, il en existe probablement des dizaines qui ne demandent qu’à être explorés.
Une direction de la transition a été créée en 2022 et la première soirée « green » a eu lieu en octobre dernier. Quel est le plan de bataille de l’AP-HM aujourd’hui ?
Cette soirée était une première. L’un des objectifs de cette rencontre était de montrer ce qui avait été réalisé, de manière un peu disparate, pour créer un élan collectif. Plusieurs générations étaient représentées, issues de différents sites et services. La rencontre a permis une prise de conscience au plus haut niveau, nos tutelles et nos directions ont pris le sujet à bras-le-corps pour coordonner ces actions et établir un projet global. Cet enjeu, en plus d’être une urgence, est un formidable facteur de cohésion et d’attractivité au sein de l’hôpital !
Dans les semaines qui ont suivi, nous avons eu la joie de voir les annonces de notre direction suivies d’effets rapides : création d’une feuille de route commune au sein de l’AP-HM, déclinée par établissement, et mise sur pied de comités de pilotage « green » au niveau central et sur nos sites. Au niveau central, c’est Marie Deugnier, secrétaire générale de l’AP-HM, Caroline Bouchareu de la direction de la logistique et de la transition écologique, et moi-même qui coordonnons.
Chaque site est piloté par un binôme soignant-direction. Il est capital que les directions et les soignants travaillent main dans la main. Toutes les professions, toutes les spécialités et toutes les classes d’âges sont ainsi représentées. Depuis le 10 février dernier, l’écoresponsabilité est inscrite au projet d’établissement à cinq ans de l’AP-HM. C’est une réelle avancée.
Quels sont les principaux défis et les prochaines étapes ?
Nous avons quatre leviers principaux d’action : achats (médicaments, dispositifs médicaux, alimentation), mobilité (soignants, patients, familles), énergie (sobriété, isolation, normes THQE [très haute qualité environnementale, NDLR], renouvelable), écoconception des soins et gestion des déchets.
Plusieurs médecins et pharmaciens s’investissent pour fournir une liste plus restreinte de médicaments en vue de rationaliser leur utilisation. L’un des défis majeurs pour le secteur va être de disposer des données sur le cycle de vie complet des plus de 100 000 médicaments existants, sachant que les laboratoires ne nous donnent pas accès à ces informations.
Pour rationaliser les médicaments et adapter les parcours de soins, nous avons besoin de connaître leurs analyses en cycles de vie et de calculer les « coûts carbone » des journées d’hospitalisation en service ou réanimation. Il nous faut des études et des bases de données dont nous ne disposons pas encore !
Mais le secteur hospitalier, avec l’AP-HM, les CHU de Strasbourg, Bordeaux, Lille, le CH de Niort et bien d’autres, est en marche… Nous menons des actions et lançons des recherches, sensibilisons et formons les équipes, œuvrons pour la mise en place d’un socle commun de formation à la transition écologique en faculté de médecine. Un diplôme universitaire (DU) « Développement durable en santé : du concept à la pratique des soins » a été créé à la Sorbonne. Permettre aux équipes de réunir qualités de soin, de vie au travail et environnementale est un puissant levier fédérateur. La révolution verte à l’hôpital ne fait que commencer.
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