13mars 2020. Alors que la France se prépare à son premier confinement et s'attend au pire, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) propose dans un avis de mettre en place des cellules de soutien éthique (CSE). Leur mission : aider les soignants dans les questionnements éthiques que risque de soulever la pandémie de Covid-19.
Le CCNE ne dicte aucune marche à suivre, laissant la main libre aux territoires. Est d'emblée rejetée l'idée d'une instance nationale : « ces structures doivent être au plus près des soignants, dans les grands hôpitaux, mais pas seulement, aussi auprès des médecins de ville qui peuvent être confrontés à des choix complexes », lit-on. Une éthique du bon sens au plus près du terrain : tel est le credo que le Pr Jean-François Delfraissy martèle depuis son arrivée en 2017 à la présidence du CCNE, dont il veut casser l'image d'un « club d'intellos parisiens » (sic).
Diversités des réponses
Les 15 espaces éthiques régionaux (ERE), déjà fortement sollicités lors des États généraux de la bioéthique en 2018, ont très vite répondu présents en mettant sur pied leurs cellules de soutien éthique dès le printemps 2020. Les modalités de fonctionnement varient selon les situations locales : ancrage dans les quatre grands CHU en Auvergne-Rhône-Alpes (Grenoble, Clermont-Ferrand, Lyon et Saint-Étienne) ; accompagnement prioritaire des soignants des petits établissements sanitaires ou des structures médico-sociales lors de la deuxième vague en Bourgogne-Franche-Comté ; création d'une cellule propre dans chacun des trois sites (Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne) dans le Grand Est. Quant à l'espace éthique de la région Île-de-France, il a monté sans attendre l'appel du CCNE un observatoire Covid, comprenant plusieurs groupes de travail (Ehpad et domicile, handicap, réanimation, précarité, etc.), certains lançant des enquêtes, d'autres communiquant par podcast.
Mais les CSE ont toutes le même le souci de répondre rapidement aux questions dont elles étaient saisies, dans un délai qui variait de 48 heures et 10 jours. « Nous tenions à être souples et réactifs, sans verser dans une éthique d'urgence dégradée », résume la Dr Maryse Fiorenza-Gasq, directrice adjointe de l’ERE Nouvelle-Aquitaine (Limoges).
Restriction des libertés, fin de vie et deuil
Les CSE ont été saisies en majorité par le personnel des établissements médico-sociaux, parfois les usagers, familles et associations, moins par les médecins, ou alors ceux travaillant dans des petits hôpitaux. « Les soignants du CHU ont leurs propres groupes de réflexion éthique », suggère le Pr Alain Léon, directeur de l'ERE Grand Est.
Les thématiques ont suivi l'histoire de l'épidémie. Elles ont souvent révélé des tiraillements douloureux entre des règles édictées d'en haut (parfois contradictoires entre elles ou à contretemps) et le vécu quotidien des soignants auprès des patients et des familles.
Au printemps 2020, les questionnements concernent le respect des droits et des libertés des résidents dans les établissements médico-sociaux, les Ehpad surtout, mais aussi les maisons d'accueil spécialisées ou les foyers d'accueil médicalisés. Comment concilier la protection et la sécurité des résidents d'un côté et de l'autre la liberté d'aller et venir ainsi que le consentement ? Peut-on recourir à une contention, un isolement, une sédation pour éviter des contaminations, par exemple lorsque la personne présente des troubles cognitifs ? Comment préserver les liens familiaux alors que les visites sont interdites ? Un malade peut-il recevoir du personnel soignant sous-équipé à domicile ?
La fin de vie et les rituels de deuil ont aussi beaucoup mobilisé les CSE. « Nous avons été confrontés à des questions inédites, comme : peut-on réaliser et transmettre une photographie d'un défunt », cite le philosophe Aurélien Dutier, chargé de mission à l'ERE Pays de la Loire. Sont aussi remontées des doléances quant à des protocoles imposés sans discussion : la suppression des collations après dialyse, l'interdiction des clowns auprès des enfants malades, les restrictions des visites dans les maternités.
L'été 2020 a marqué une pause dans les demandes pressantes. « Un moment d'accalmie qui a permis d'initier des retours d'expérience », commente Sébastien Claeys de l'ERE Île-de-France. Des effets collatéraux encore impensés du Covid percent. Ainsi, une femme dans un parcours d'assistance médicale à la procréation saisit l'ERE Nouvelle-Aquitaine en juillet, car, après avoir perdu 20 kg pour atteindre un indice de masse corporelle inférieur à 35, elle se voit refuser un transfert d'embryon, le seuil étant passé à 30 en raison du Covid. Puis la deuxième vague a charrié des questions sur la vaccination, émanant cette fois davantage des associations de patients ou des CSE elles-mêmes.
Alors que le CCNE y a consacré un avis en novembre 2020, rares sont les ERE qui ont eu à se pencher sur des situations individuelles de triage − que ce soit en réanimation ou à l'échelle du système de santé (ce qui ne veut pas dire que certaines ne s'en sont pas autosaisies, comme l'Île-de-France). Comment l'analyser ? D'abord certaines régions n'ont pas été débordées. Ensuite, « les équipes ont l'habitude de jouer des coudes pour trouver des lits », selon le Pr Léon, lui-même réanimateur. Parfois, les réponses étaient déjà tranchées : « des médecins se sont interrogés sur les déprogrammations ou sur la pertinence de maintenir armées certaines réanimations Covid alors qu'il n'y avait plus de patients ; mais tout avait été décidé en amont par l'ARS », rappelle François Chapuis, directeur de l'ERE Auvergne-Rhône-Alpes.
Mais pour le Pr Grégoire Moutel, directeur de l'ERE Normandie, ces questions sont loin d'être closes : « le discours officiel veut qu'il n'y ait pas de tri. Mais il y en a toujours. Le débat devrait avoir lieu et la question est de savoir si les critères ont été les mêmes pour tous dans un contexte de carence des ressources ».
De l'aide à la réflexion à un changement de politique
Beaucoup d'ERE ont mis en ligne les réponses à leurs avis (transmis d'abord aux requérants, parfois aussi aux ARS), rendant ainsi publiques leurs cheminements autour d'une situation singulière. « Même si dans l'urgence on voudrait des réponses toutes faites, notre rôle n'est pas de donner des solutions figées, de livrer des protocoles, de produire des normes. Nous proposons des pistes de réflexion à débattre dans la collégialité », explique Aurélien Dutier (Nantes).
« Nous avons pu aider à réinsuffler du sens », estime la Dr Fiorenza-Gasq (Limoges), se souvenant de la saisine d'une cadre qui s'interrogeait sur le consentement des personnes souffrant de troubles neurocognitifs qu'elle devait dépister dans les Ehpad. « Nous avons réfléchi au fait qu'il s'agit moins d'un consentement à un geste, que d'un assentiment émotionnel, dès lors que le soignant se montre empathique et que la personne vulnérable est en confiance ».
Les CSE ont parfois joué le rôle de médiateurs. Ainsi, un médecin généraliste a sollicité la CSE de Normandie lors du premier confinement, car sa fille, dont il était éloigné de centaines de kilomètres, était sur le point d'accoucher d'un enfant qu'on savait non viable. Elle était seule. « Il comprenait les règles sanitaires, mais la situation était cruelle. Grâce à une médiation, la parturiente a finalement pu être un peu entourée, et l'enfant, bénéficier d'un petit rite religieux », rapporte le Pr Moutel.
Les instances éthiques ont enfin eu un rôle politique. Elles ont conduit le gouvernement à modifier ses premières directives nationales sur les droits de visite et les règles de deuil. « Le décret du 1er avril 2020 plaquait une procédure de type Ebola pour la gestion des corps des défunts avec mise en bière immédiate et interdiction de la toilette mortuaire. Nous avons alerté les autorités et émis des propositions qui ont permis aux familles − certes en petit groupe − de voir une dernière fois leur proche », résume le Pr Moutel. Plus largement, les espaces éthiques ont su alerter sur les difficultés et les initiatives locales, mais aussi tenir une parole critique (même si pas toujours entendue) à l'égard d'une politique descendante. « C'est important que la parole des professionnels de terrain remonte, autrement que sur des questions syndicales », souligne le Pr Jean-Pierre Quenot, co-directeur de l'ERE Bourgogne- Franche-Comté.
Quelle éthique après la pandémie ?
Malgré un essoufflement des sollicitations des CSE lors de la troisième vague, leurs acteurs veulent croire qu'il y aura un avant et un après Covid-19, qui a révélé un besoin d'éthique. Le projet d'étude Pantere (Pandémie, territoires et éthique), porté par l'Université de Caen en partenariat avec la Conférence nationale des espaces de réflexion éthique régionaux (CNERER) et soutenu par le CCNE et la DGOS (qui le finance), devrait l'objectiver. Son but : évaluer en quoi les échanges dans les territoires ont contribué à la démocratie sanitaire, et quelle fut la plus-value des CSE.
« Les CSE sont des ovnis, ni tout à fait des espaces de débat public ni des comités d'éthique (parfois très formalistes) : elles sont susceptibles de répondre à un besoin d'écoute de la souffrance morale (et non seulement psychologique) des soignants confrontés à des choix déchirants », analyse le philosophe Pierre Le Coz de l'espace éthique PACA-Corse.
Les ERE ont gagné en visibilité et reçoivent des sollicitations de toute part : d'établissements désireux de monter des instances de dialogue, des ARS, voire d'autres administrations, comme le ministère de la Justice dans le Grand Est pour réfléchir à l'accompagnement des jeunes délinquants. Les demandes de formation comme les audiences aux webinaires augmentent. De nouvelles thématiques émergent, autour la télémédecine par exemple. L'intérêt des professionnels grandit. Mais personne ne s'illusionne : l'éthique est souvent la grande perdante dès que les conditions matérielles et le manque de temps grèvent le quotidien des soignants.
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