Déplier les questions éthiques suscitées par l'épidémie de Covid-19 : tel fut l'enjeu de l'audition de la Dr Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique et d'Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France, par la commission d'enquête du Sénat.
Alors que « les pratiques sont dégradées depuis plusieurs années en raison des restrictions budgétaires, l'épidémie de Covid-19 a aiguisé les tensions chez les soignants, entre respect de nos valeurs et rationnement lié au manque de moyens », a résumé la Dr Crozier devant les sénateurs.
Le constat est cru. Les moyens humains ont manqué. « On a dû déplacer du personnel, des soignants se sont retrouvés à des postes pour lesquels ils n'avaient pas les compétences », décrit la neurologue. Conséquences : de l'anxiété pour les praticiens, une perte de chance pour les patients.
La pénurie est aussi matérielle. Les équipements de protection, les lits, les respirateurs ont fait défaut, ainsi que les médicaments, comme le midazolam, cette benzodiazépine utilisée en anesthésie. « Nous avons dû utiliser d'autres molécules auxquelles nous étions moins habitués, nous n'avons pas toujours pu être corrects dans l'accompagnement des patients et des symptômes d'inconfort », a-t-elle expliqué, émue et droite.
L'interdiction des visiteurs auprès des patients a aussi créé « de grandes difficultés », aux soignants. « L'isolement a-t-il été garant de l'intérêt collectif ? N'a-t-il pas eu plus d'effets délétères ? La question doit être posée », poursuit-elle.
Quel sort pour les patients non Covid ?
La spécialiste d'éthique — la Dr Crozier est aussi membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) — s'interroge sur la priorisation des patients. En réanimation, bien sûr. « Il y en a toujours eu. La question est : sur quels critères éthiques la fait-on reposer ? ». Et d'insister sur la nécessité d'un retour d'expérience.
Mais surtout, la Dr Crozier questionne la priorité accordée aux patients Covid sur les autres malades. « Il a été admis qu'il fallait réorganiser tous nos moyens pour le nouveau coronavirus. L'accès aux soins pour les autres, malades chroniques ou aigus, ou en situation de handicap, n'a pas été possible, il y a eu des pertes de chance », dénonce-t-elle. La neurologue a elle-même observé dans son service une réduction de 70 % des admissions pour AVC. Elle reconnaît que la lumière jetée sur le SARS-CoV-2 a pu influencer le jugement des médecins. « Un patient aux urgences pour une douleur abdominale, et nous pensions Covid. Alors que c'était une péritonite ». Elle s'offusque enfin du décompte journalier des victimes infectées. « La mort d'un patient Covid est-elle plus importante qu'un décès lié à une autre cause ? »
Manque de concertation
La Dr Crozier ainsi qu'Emmanuel Hirsch ont déploré le manque de prise en compte des patients et de la société civile, en deux mots, de la démocratie sanitaire, dans les décisions politiques. « Les familles ont été peu impliquées lors des transferts de patients dans des régions éloignées », note la Dr Crozier.
Emmanuel Hirsch regrette l'absence de sollicitation de la part des pouvoirs publics du réseau des comités d'éthiques. « Décider de tout dans les détails, sans concertation ni argumentation, créée de la suspicion », observe le président du Conseil pour l’éthique de la recherche de l’Université Paris-Saclay.
Inconciliable avec l'urgence ? Les deux intervenants récusent l'argument. « Une telle crise avait été anticipée », assure le professeur d'éthique, citant la revue « Pandémiques » lancée en 2006 et l'avis de 2009 du CCNE sur « les Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale ».
Désobéissance ?
Quelle est alors la crédibilité à accorder à une parole publique décrochée de l'expertise de terrain ? « Nous avons mal vécu les directives contradictoires évoluant, non pas en fonction de la science, mais des pénuries, rapporte la Dr Crozier. L'absence de loyauté de la communication pose la question de la désobéissance à des ordres absurdes ». L'éthicien confirme : « La demande de sens n'a jamais été aussi forte ».
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