LE QUOTIDIEN : Que vous inspire l'épidémie de Covid-19 qui nous frappe depuis un an ?
ALI BENMAKHLOUF : Cette épidémie a mis en lumière le délaissement de la santé publique dans nos réflexions biomédicales en France, malgré la multiplication des instances éthiques. Celles-ci ont plutôt travaillé les questions classiques qui ont vu naître la bioéthique, telles que la procréation, la recherche sur l'embryon, les dons et les greffes d'organe. Le CCNE compte ainsi un avis sur la pandémie de 2009 contre une vingtaine sur l'embryon. L'Organisation mondiale de la santé a, certes, traité davantage de ces problématiques, en s'occupant de tuberculose, de paludisme, ou de maladies chroniques, mais elle est fragilisée par la rétractation des donations publiques, au profit des financements privés.
Ensuite, j'ai été frappé par le fait, que, parmi les principes éthiques − bienfaisance, non-malfaisance, équité, justice, autonomie et consentement −, on se soit totalement focalisé au cours de cette épidémie, sur le consentement libre et éclairé, au détriment du « primum non nocere ». Cette injonction de « d'abord ne pas nuire à autrui » a été reléguée à l'arrière-plan. Bien sûr, chaque patient doit pouvoir se prononcer sur son traitement ; mais il n'y a pas que la médecine de l'individu, la réflexion éthique aurait dû mieux prendre en charge le collectif.
D'autant que cette surestimation des principes de consentement et d'autonomie conduit à des dérives. Les antivaccins les réduisent ainsi à un « je décide comme je veux », en faisant primer le choix inconditionnel de l'individu sur la responsabilité. Or, il n'existe pas d'autonomie inconditionnelle : celle des précaires et des vulnérables n'est pas la même que celle des personnes mieux informées.
Comment répondre à ce courant, ou du moins, à l'hésitation vaccinale ?
Nous vivons un terrible paradoxe dans le pays qui a vu naître Pasteur et qui est confronté aujourd'hui à une forte défiance. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Les bénéfices de la vaccination sont devenus invisibles : on ne voit plus d'enfants portant les séquelles de la poliomyélite. La culture statistique nous fait défaut : trop souvent, un vaccin est ramené à une relation binaire au risque, présent ou absent, alors qu'il faut penser en termes statistiques : les risques deviennent importants quand les évènements secondaires représentent un dixième de cas. Il existe un biais cognitif qui veut que, plus l'on réduit le risque, plus la part résiduelle nous semble insupportable. Enfin, trop souvent, les effets indésirables, directement liés à un produit, sont confondus avec les évènements secondaires, qui peuvent apparaître à la suite d'une injection, sans que l'on puisse établir de façon univoque un lien de causalité.
En France, il n'y a finalement que 2 % d'opposants à la vaccination, avec lesquels il est vain de mener une discussion. Mais il y a 17 % d'hésitants.
Lorsque la situation est dramatique, d'aucuns plaident pour l'obligation. C'est la voie empruntée par Agnès Buzyn en 2016 lorsqu'elle a étendu la vaccination obligatoire aux 11 vaccins infantiles. La consultation citoyenne menée en amont avait mis en évidence que la distinction entre vaccin obligatoire et recommandé était incompréhensible. Mais à l'égard du Covid-19, la question ne me semble pas être celle de l'obligation. Il faut surtout conforter les personnes favorables aux vaccins et s'adresser aux hésitants.
L'éthique et la santé publique pourraient-elles ressortir grandies de cette épidémie ?
On en a beaucoup parlé, mais il reste beaucoup à faire pour les développer. Il faut d'abord lever des malentendus qui persistent autour de l'expression « santé publique ». En France, nous la comprenons comme les mesures qu'adopte l'État pour s'occuper de notre santé, alors que « public health » désigne en anglais la santé de la population. Il est important de dissocier ces deux sens et de délier les initiatives gouvernementales en matière de santé, des choix électoraux et stratégies politiques.
En matière d'éthique, nous devrions poser les grandes questions et associer la population à ces réflexions : quels dommages une société est-elle prête à accepter, collectivement ? Quel bien-être voulons-nous ? Qu'entendons-nous par espérance de vie ? Depuis le mouvement hygiéniste, la découverte des antibiothérapies et la généralisation des vaccins, nous considérons comme allant de soi de bénéficier d’une grande espérance de vie. Mais il faut le dire et y associer des moyens concrets ! L'éthique à l'échelle d'une société consiste à réfléchir à comment engager certains choix préférentiels. En situation d’urgence, pandémie en l’occurrence, il y a une primauté du politique pour de tels choix.
La pandémie a enfin montré qu'on est obligé d'arrimer la santé publique à la santé globale, ce concept selon lequel tout évènement de santé arrivant quelque part a une répercussion ailleurs. Une perspective encore trop peu mise en avant.
Comment, concrètement, faire vivre cette réflexion collective ?
En multipliant les forums de citoyens. À condition que les avis des citoyens puissent être pris en compte par le Parlement sans être révisés par une instance d'experts. Les États généraux de la bioéthique ont été en ce sens une très bonne chose.
Cela ne signifie pas que discussions publiques et controverses scientifiques soient sur le même plan. Non, ces strates sont différentes, il y a plus de polémique dans la première, tandis que la confrontation entre pairs obéit à des règles différentes, pour trouver un consensus généralisable. Mais ces niveaux peuvent dialoguer.
Vous avez participé en tant que membre du CCNE à la deuxième révision de la loi de bioéthique. La troisième peine à aboutir. Quel regard portez-vous dessus ?
Je regrette que les questions de neurosciences ne soient pas davantage mises en avant, alors que les connaissances sur le cerveau explosent.
Mais je salue la simplification du régime d'autorisation pour les recherches sur les cellules souches pluripotentes. En France, on a toujours tendance à opter pour un régime d'interdiction avec dérogation plutôt qu'un régime d'autorisation avec un encadrement strict, qui me semble plus intéressant.
Enfin, je suis embarrassé par la concomitance des débats sur l'allongement des délais d'accès à l'IVG avec la loi de bioéthique. Je ne discute pas l'avis positif du CCNE, mais je crains que la rencontre des calendriers ne suggère qu'il faille revoir la loi Veil au même rythme que les lois de bioéthique.
La loi Leonetti-Claeys va avoir 5 ans. Pourtant des voix et propositions de lois demandent toujours sa révision, en faveur de l'euthanasie…
On peut se féliciter que la fin de vie en France ne soit plus une question intime, mais un débat public.
Notre loi est adaptée aux cancers à mauvais pronostic. Il est vrai qu'il restera toujours des situations hétérogènes, qui ne sont pas au sens strict des fins de vie, et sont difficiles à rapporter à ce paradigme. Autre difficulté : les directives anticipées, maintenant contraignantes pour les médecins, ne sont pas évidentes à rédiger…
Il est intéressant de regarder ce qui se fait à l'étranger. Les différences s'expliquent plus par la législation, que par la psychologie. Ainsi, les pays qui autorisent l'euthanasie sont des pays fédéraux comme la Suisse, la Belgique, avec des expériences limitées à certains territoires ou hôpitaux. Cela me paraît intéressant. Mais en France, nous n'accepterions pas une expérimentation locale, car notre législation veut qu'une même loi s'applique partout, de la même manière.
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