Ils sont « un argument marketing d’une efficacité redoutable » pour les laboratoires pharmaceutiques, selon le Dr Adriaan Barbaroux, généraliste installé à Nice. Les médecins « leaders d’opinion » - ou « KOL » pour Key Opinion Leaders -, sont chefs de service ou membres de conseils d’administration de sociétés savantes, souvent respectés par leurs pairs. Alors que la visite médicale est en perte de vitesse, « ce qui marche le mieux en termes de publicité, c’est lorsque le produit est associé à une personne de confiance », juge le Dr Barbaroux, qui a consacré une partie de ses travaux à l’influence du monde pharmaceutique sur ses confrères.
Pour comprendre comment la stratégie des industriels s’est désormais tournée essentiellement vers ces KOL, l'enseignant-chercheur au département de médecine générale de l’Université Côte d’Azur et son équipe, se sont penchés dans le détail des relations financières entre les KOL et les laboratoires. L’étude, dont les résultats sont publiés le 2 février dans le « British Medical Journal », a identifié 548 médecins « influenceurs » en France sur la base de critères stricts : des confrères membres d’associations médicales professionnelles, sociétés savantes, ayant publié des recommandations entre 2018 et 2019.
Leurs liens d’intérêt ont été collectés sur la base « Transparence-Santé ». Voyages, restaurant, hôtel… Tous les avantages depuis 2014 – date à partir de laquelle leur déclaration est devenue obligatoire – ont été répertoriés par l’équipe de recherche. Les rémunérations directes et les accords contractuels passés entre médecins et laboratoires n’ont pu être collectés que de 2017 à 2019.
3 700 euros de cadeaux par an
« Des liens importants entre les dirigeants des associations médicales professionnelles et l'industrie pharmaceutique ont été décrits en Amérique du Nord, indiquent les auteurs de l'étude. En France, ces liens financiers n'avaient jamais été étudiés ». Au total, entre 2014 et 2019, les industriels ont fléché 6 milliards d'euros vers les médecins dont notamment 3 milliards d’euros de rémunération et 1,7 milliard de cadeaux en nature.
Sans surprise, les KOL sont plus gâtés que les autres. Alors que les leaders d’opinion ne représentent 0,24 % des praticiens en France, ils concentrent à eux seuls 0,68 % du nombre total de cadeaux et 1,5 % de la valeur totale de ces avantages en nature. En moyenne, un médecin influenceur recevait l’équivalent de 3 700 euros de cadeaux par an. Et 99 % des associations médicales comptaient au moins un membre de son conseil d’administration pour lequel un cadeau avait été déclaré. « La valeur médiane des dons déclarés pour l'ensemble des KOL correspondants d'une association médicale professionnelle était de 61 000 € », détaille encore l’étude.
Plus les médicaments sont chers, plus l'industrie investit
Du côté des rémunérations directes – pour participer à un congrès, faire une formation ou une expertise sur un médicament par exemple – 250 000 rémunérations ont été recensées par l’étude, entre 2017 et 2019. Là encore, les KOL sont surreprésentés : ils reçoivent quatre fois plus de rémunérations de la part des laboratoires pharmaceutiques que les autres médecins, pour une moyenne de 41 000 euros par an et par praticien. De plus, « la valeur médiane des accords contractuels déclarés pour tous les KOL correspondants d'une association était de 15 900 € par an et variait considérablement d'une association à l'autre », poursuit l’étude.
Plus les médecins sont amenés à prescrire des médicaments chers, plus les investissements de l’industrie sont élevés à leur égard. « La seule exception, ce sont les KOL de médecine générale, qui ont beaucoup moins de liens d’intérêts que les autres, car ils ont, à mon sens, une culture plus élevée de l’expertise indépendante » estime le Dr Barbaroux.
En France, les plus gros donateurs (en valeur) étaient de loin Sanofi, suivi de Celgene et de Bristol-Myers Squibb, selon le site Eurofordocs. Outre-Atlantique, « les KOL ont reçu 10 fois plus par habitant et par an en montant total que les KOL français, et plus de 83 fois plus en termes de montant médian », précise l’étude. Or « il a été démontré que les transferts de valeur de l'industrie aux médecins sont associés à des ordonnances plus coûteuses, plus fréquentes et de moindre qualité », alertent les auteurs.
Promouvoir l'expertise indépendante
Les KOL participent parfois également à l'élaboration de recommandations. Ainsi, depuis 2011, la HAS a dû abroger plusieurs recommandations sur les dyslipidémies, l'Alzheimer, la dépression ou le diabète de type 2, après que des conflits d'intérêts ont été mis au jour. « La HAS a pris une grande claque, souligne le Dr Barbaroux. « La France ne s’offre pas le luxe d’une expertise indépendante mais on se retrouve parfois à jeter par la fenêtre de l’argent pour rembourser des médicaments qui n’ont pas fait preuve de leur efficacité ».
Pour s’en prémunir, le généraliste conseille plutôt au prescripteur de systématiquement vérifier le service médical rendu (SMR) d’un médicament et son amélioration (ASMR), afin de « ne pas tomber dans le piège de prescrire le médicament le plus récent ». Par ailleurs, il invite ses confrères « à être proactif » sur la recherche d’information. « Recevoir des visiteurs médicaux, c’est une perte de temps » tranche-t-il.
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