C’est un jardin extraordinaire : il y a deux mini-caravanes stationnées dans la petite allée qui disparaît sous les arbres aux branches alourdies par la pluie qui tombe, drue. On n’y voit goutte dans ce méli-mélo de feuillages indisciplinés. Il faut se courber pour apercevoir la silhouette d’Anne Fagot-Campagna, sur le seuil de la véranda de la maison à colombages, prolongement domestiqué de cette exubérance végétale. Intriguée par la présence de ces roulottes, elle nous explique qu’elles sont l’œuvre de son mari, scientifique reconverti dans la construction de MIMI caravane Teardrop. C’est dans l’une d’elles, au milieu de cet écrin vert, qu’Anne Fagot-Campagna, médecin épidémiologiste, a écrit son livre, Une terrible envie de vivre : « C’était mes après-midis en caravane ».
Un voyage faussement immobile qui l’a conduite à remonter le temps, depuis l’annonce de son cancer du sein, en octobre 2016, l’année de ses 50 ans, jusqu’au franchissement d’un col alpin enneigé en mars 2018, avec neuf femmes également atteintes d’un cancer. De la sidération à l’ascension : entre ces deux bornes, des notes griffonnées au jour le jour, et reprises un an plus tard pour en faire un livre-témoignage. « Outre les nombreuses anecdotes et les choses vues, c’est aussi le récit d’un parcours, déclare-t-elle. Et puis, cette expérience m’a appris qu’il faut expurger la colère qu’on a en soi pour pouvoir avancer. Et pour cela, il faut sortir de sa coquille, aller vers les autres. »
Objet dans un protocole
Chimiothérapie, chirurgie, radiothérapie et hormonothérapie : Anne Fagot-Campagna a coché toutes les cases, au propre comme au figuré. Sur sa feuille de parcours de soins aux étiquettes bleues, elle met des croix comme on barre les jours avant la remise en liberté. Ses visites à l’hôpital l’anéantissent. Les huit cycles de chimiothérapies inauguraux ne passent pas. « Dans le cancer du sein, tout est protocolisé, ce qui laisse peu de place à l’échange lors des consultations avec l’oncologue ou le chirurgien, précise-t-elle. Si j’ai détesté mes chimiothérapies, c’est parce qu’elles m’ont été imposées. Pour accepter, il faut comprendre et être acteur de ses soins. » Heureusement, il y a les soins de supports, comme la méditation, l’hypnose ou les ateliers maquillage, les conseils simples des infirmières, pour se sentir « redevenir une personne ordinaire ».
Mais Anne Fagot-Campagna prend aussi sa part dans la révolte qui a été la sienne. Le fait d’être médecin a plutôt été un handicap et aggravé son rapport à la maladie, voire aux soignants. « Notre métier consiste à prendre soin des autres, pas l’inverse. Du coup, le lâcher prise est plus difficile. » Elle raconte sa méfiance, sa colère également face aux erreurs, notamment avec le Taxotère, traitement suspendu juste avant qu’elle ne le reçoive, suite au décès suspect de plusieurs patientes. Un produit de substitution est prescrit. Peut-on s’y fier ? « Les idées noires reviennent », répond-elle au chapitre 10, intitulé La crise sanitaire.
Femmes entre elles
Et pourtant, il faut faire face : endurer la chute des cheveux, la perte du goût et de l’odorat, la fatigue qui la couche parfois durant des après-midis entières, la rupture avec son travail – l’un de ses plus importants traumatismes –, l’incertitude, l’angoisse enfin. La voilà dépouillée de sa vitalité, dépossédée de son dynamisme qui la porte à se dépasser sans cesse, comme malmenée dans son identité. « Tout à coup, quelque chose s’est imposée à moi et il n’y avait plus que ça qui existait », résume-t-elle. La cinquantaine et sa foire aux questions se solde par l’impensable : la découverte de sa vulnérabilité. Doublée d’une hantise, l’inexistence. « Les proches qui ne vous appellent plus vous poussent dans la non existence. C’est très violent, car c’est dans ces moments-là qu’on a besoin de réconfort. » Mais si la maladie en éloigne certains, elle en rapproche d’autres. « Ces quatre années ont été riches, j’ai connu beaucoup de belles personnes, très différentes, que je n’aurais jamais pu rencontrer sans le cancer », reconnaît Anne Fagot-Campagna.
Et parmi elles, une bande de raquetteuses. Tout commence mi-2017. Les traitements sont pratiquement terminés, la perruque est rangée au rayon des mauvais souvenirs et le cancer apparemment dompté. « J’ai eu ce besoin impérieux de retourner en montagne », dit-elle. Convaincue des bienfaits du sport en prévention du risque de récidive et des vertus apaisantes de la nature, elle créé Les voies de la guérison. L’idée : proposer une semaine de randonnées en raquettes à des femmes qui ont « une histoire personnelle avec le cancer » et qui recherchent un défi pour se relever. « J’ai eu l’intuition qu’il était important d’échanger avec des femmes qui comprennent ce que l’on vit. » Soutenue par son club de montagne et d’escalade, épaulée par son mari et ses deux fils, tous trois grimpeurs chevronnés, le premier stage est programmé pour mars 2018. Objectif, le col du Palet, dans le massif de la Vanoise, niché à 2 587 m.
Profiter du moment présent
Elles seront neuf, âgées de 39 à 68 ans, à se lancer dans l’aventure. Pratiquement toutes étrangères à la haute montagne, voire au sport, mais prêtes à en découdre. Pari gagné : le 16 mars, elles sont là-haut où elles se prennent toutes par l’épaule pour chanter, en signe de victoire et de solidarité, sous le regard ému d’Anne Fagot-Campagna. Et certaines d’entre elles, gagnées par le virus de la montagne, ont continué dans cette voie, à l’instar de Julie, alias Juliette dans le livre, la benjamine du groupe.
Assise dans son salon, sous une aquarelle représentant la vertigineuse aiguille du Plan, dans le massif du Mont-Blanc, notre hôte affirme être aujourd’hui apaisée. « Mon corps m’a trahie une fois, il peut me trahir encore. Mais je ne veux pas vivre en ayant peur de ce qui peut arriver. Ce qui compte, et c’est la maladie qui me l’a appris, c’est le moment présent. Et je veux en profiter, m’émerveiller de ce qui existe. » La pluie tambourine toujours contre les carreaux. Dehors, dans les herbes folles, une tortue. Eloge de la lenteur.
Une terrible envie de vivre, Anne Fagot-Campagna, éd. City (18 euros)
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