Médecins et jihadistes. Aussi choquant qu’il paraisse, le double jeu de l’horreur et de la vertu ne date pas d’hier. Des précédents sanglants hantent les mémoires : en France, en 1996, Christophe Caze, étudiant en cinquième année de médecine à la Lille, fondateur du Gang de Roubaix qui s’est illustré par les attaques ultra violentes des « ch’tis d’Allah », après son embrigadement dans l’armée bosniaque ; au Royaume-Uni, les attentats de Londres et de Glasgow perpétrés en 2007 par quatre médecins britanniques salariés du NHS ; aujourd’hui encore, le successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, Ayman al-Zaouahiri, ex-chirurgien formé à l’école de médecine de la faculté du Caire, n’est-il pas surnommé « le médecin » ? À de moindres niveaux, des noms de praticiens, ou d’étudiants en médecine (dont deux Français) sont cités parmi les jihadistes tracés sur la toile. Notre enquête n’en identifie pas moins d’une douzaine.
Esprit de corps
Mais parmi le millier de volontaires partis faire le jihad en Irak ou en Syrie, selon les comptages rendus publics par le Premier ministre Manuel Valls, cela permet-il d’affirmer, à la suite de l’islamologue Gilles Kepel, que « la médecine est une des grandes pépinières des mouvements islamistes radicaux » (1)? Et qu’un « corporatisme médical joue le rôle de mécanisme de rencontre et de solidarité » dans les centres hospitalo-universitaires (2) ? Ou encore qu’une sensibilité humanitaire pourrait être le ressort de la « bascule jihadiste » ?
Sur cette dernière question, l’anthropologue Dounia Bouzar, directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), qui a étudié les profils de 160 volontaires jihadistes est catégorique : « Les chasseurs de tête de l’EI [État islamique] ciblent sur leurs profils Facebook des jeunes qui présentent une hypersensibilité aux drames humanitaires, tournés vers les populations martyres, que ce soit à Gaza, au Burkina-Faso, ou au Châm [la grande Syrie]. Des vocations de Mère Teresa, orientées vers les métiers du don de soi [infirmières, médecins, assistantes sociales] sont aisément repérées sur le territoire virtuel d’internet. Avec parfois des images subliminales, les vidéos endoctrinent ces jeunes proies idéalistes, issues non pas des banlieues défavorisées mais, pour 67 %, des classes moyennes et pour 17 % des CSP supérieures. Parmi eux, plusieurs fils de médecins, sont signalés. » Mais le rapport du CPDSI n’a repéré qu’un seul étudiant en médecine (inscrit en 2e année).
Infiltration ?
À la tête de la Miviludes (Mission interministérielle contre les dérives sectaires), le Dr Serge Blisko n’a eu à connaître quant à lui que le cas d’une infirmière enrôlée dans le jihad. Pas de quoi, dit-il au « Quotidien », ouvrir une enquête sur l’infiltration du milieu médical par les islamistes radicaux.
Même circonspection chez le préfet N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, chargé d’étudier les profils des jihadistes pour détecter leurs filières : la question de réseaux médicaux ne le surprend pas, mais elle n’a pas fait l’objet à ce jour d’une surveillance particulière de la part de ses services. C’est différent en Allemagne, où les étudiants en biologie et en médecine sont particulièrement dans le collimateur des services de renseignement, selon le journal marocain « Al Ahdath Al Maghribia ».
Très alarmiste après les attentats de Londres, l’aumônier national musulman des hôpitaux, Abdelhaq Nabaoui, avait exprimé de « vives inquiétudes », à l’époque, au sujet de l’infiltration des aumôneries hospitalières par des imams potentiellement issus de milieux extrémistes, accusant l’administration de manquer de transparence, alors que « des phénomènes de capillarité entretenaient un climat de défiance ». Aujourd’hui, « la situation s’est globalement améliorée, estime-t-il, à la différence de celle qui est observée dans les prisons, où sévissent des mouvements radicaux en lien avec des aumôniers ».
« Des réseaux existent dans des facultés de médecine au Maroc et en Égypte, note pour sa part le président du SNPADHUE (syndicat des praticiens à diplôme hors UE), le Dr Salem Ould Zein, mais ils regroupent des modérés, pas des extrémistes. Quant aux médecins étrangers qui rejoignent les établissements français, ils sont beaucoup mieux régulés que par le passé, avec la centralisation des procédures académiques à la faculté de Strasbourg, ce qui exclut désormais tout phénomène d’infiltration. »
La situation semble donc sous contrôle en France, où le CNOM (Ordre des médecins) ne signale dans ses annales aucune procédure, ni aucune sanction contre un médecin pour appartenance à un mouvement violent.
On ne saurait être aussi catégorique au sujet des praticiens qui interviennent sur les théâtres d’opération, en Syrie et dans la région. Certes, une grande ONG comme MSF assure que, depuis son engagement en Syrie, en 2012,aucun cas de médecin suspect de collaboration terroriste n’a été rapporté, ni même suspecté, que ce soit parmi les expatriés ou parmi les locaux. Mais, conjecture Emmanuel Hirsch, responsable de l’Espace éthique de l’AP-HP, « d’autres acteurs humanitaires, tel le Croissant Rouge, peuvent présenter des fragilités structurelles, qui prêtent parfois à un double jeu, confrontés à des situations très déstabilisantes et dépourvus de procédures suffisamment sécurisées de recrutement, d’accompagnement et de débriefing ».
Sujet tabou.
Chirurgien humanitaire engagé sur le terrain depuis plusieurs décennies, le Dr Jacques Bérès, encore présent le mois dernier en Syrie, tout en s’inscrivant en faux avec « les propos très choquants » de Gilles Kepel, admet qu’il a « plusieurs fois perçu de mauvaises appréhensions à l’égard de médecins syriens révoltés contre le régime d’Assad, formés au Caire, proches du salafisme et de ses réseaux, qui entretiennent des contacts poreux parmi les groupes terroristes. Alors, des médecins jihadistes, oui, j’en ai côtoyé et j’en ai encore froid dans le dos ».
Tel humanitaire, s’exprimant sous le sceau de l’anonymat, ne nous confie pas autre chose, quand il évoque « la double casquette de certains médecins syriens dont les engagements citoyens débordent la déontologie médicale. Mais le sujet reste tabou. »
En effet, les associations ne communiquent guère sur la question, n’ayant pas, comme à MDM, d’interlocuteur en capacité de nous répondre.
« Nous touchons là un sujet terriblement compliqué, constate le président de la World medical association, (WMA), le français Xavier Deau. Nous n’avons pas encore mené d’enquête à ce jour, mais lors de mes déplacements, à plusieurs reprises, j’ai rencontré des confrères arabes, africains et russes qui exprimaient des convictions religieuses pouvant justifier l’inimaginable. Un médecin m’a même expliqué au printemps dernier que les enlèvements d’enfants perpétrés par Boko Haram avaient pour principale cause la politique militaire de la France au Mali. En fait, dans de nombreuses régions du monde, la médecine est aujourd’hui sous contrôle religieux, militaire et policier. La neutralité du médecin qui soigne en toute indépendance, conclut le président de la WMA, c’est un concept inscrit dans la laïcité à la française, mais loin d’être universel. »
À lire aussi :
(1) Gilles Kepel, « Le Prophète et le pharaon », Folio, 1984, réédité en 2012
(2) Dominique Thomas, « Le Londonistan : La Voix du djihad », Michalon, 2003
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