Entretien avec l'ancien directeur du Fonds mondial de lutte contre le sida

Dr Michel Kazatchkine : « Le choc de la pandémie ouvre une fenêtre pour réformer l'OMS et la réponse mondiale »

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Publié le 21/05/2021
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Au terme de huit mois de travail, des experts indépendants ont rendu à la gouvernance de l'Organisation mondiale de la santé un rapport sur la réponse internationale à la pandémie. Impréparation, partage des vaccins, indépendance et autorité de l'OMS, l'analyse est sévère. Le panel commissionné appelle à une refonte totale du système.
Les pays riches doivent céder leur surplus de doses aux pays à ressources limitées

Les pays riches doivent céder leur surplus de doses aux pays à ressources limitées
Crédit photo : Phanie

LE QUOTIDIEN : Vous êtes l'un des 11 membres du panel mandaté par l'Assemblée mondiale de la santé (organe de gouvernance de l’Organisation mondiale de la santé, OMS), le seul expert français. Dans votre rapport rendu le 12 mai, quel constat dressez-vous ? Comment la communauté internationale a répondu à cette crise ?

Dr MICHEL KAZATCHKINE : Le monde n’était pas préparé, malgré les alertes régulières des scientifiques sur l’émergence possible à tout moment d’une épidémie. Les leçons des pandémies récentes − SARS, MERS, Ebola − n’ont pas été tirées. Notre analyse montre que seulement 10 % des recommandations émises après Ebola par les différentes commissions avaient été mises en œuvre après la crise.

Le Règlement sanitaire international, chargé de gérer les alertes et les communications entre les États et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dès lors qu’il y a une suspicion d’un foyer infectieux à potentiel pandémique, s’appuie sur des procédures trop lourdes qui ont ralenti la circulation de l’information en janvier 2020 plus qu’elles ne l’ont facilité. Il faut réformer ce système.

Aussi, l’OMS n’avait pas l’indépendance dont elle aurait eu besoin pour être une agence scientifique et une autorité. Lorsque le directeur général a proclamé l’urgence infectieuse à potentiel pandémique internationale, seuls ont réagi les pays asiatiques, qui connaissaient le SARS et qui avaient déjà commencé à répondre à l’urgence dès le 15 janvier : Chine, Taïwan, Corée du Sud, Singapour mais aussi Nouvelle-Zélande. À part ces quelques pays, la réaction n’a commencé qu’avec la tragédie italienne, et encore. Le mois de février et pratiquement la moitié du mois de mars ont été perdus pour la plupart des pays du monde et la catastrophe n’a pu être évitée.

Les réponses apportées, bonnes ou mauvaises, étaient individuelles. En Europe, la santé n'étant pas une prérogative de l’Union, chacun s’est mis à répondre à sa façon, à fermer ses frontières, à confiner, à conseiller ou non le port du masque, avec des politiques différentes entre pays voisins alors que les frontières sont artificielles. On a aussi vu une compétition s’installer pour les équipements, notamment sur les masques ou les respirateurs.

Le climat géopolitique était par ailleurs brisé par la tension entre la Chine et les États-Unis et par le retrait de l'Amérique de Trump du jeu international. Les conditions d’une collaboration internationale et d’un système cohérent de réponse globale à la pandémie n’étaient pas réunies.

À partir de ce constat, quelles recommandations ont été émises par le Panel ?

À court terme, plus que des recommandations, c’est un appel ! Un appel aux États d’abord pour la mise en place des mesures de santé publique − distanciation physique, masque, etc.− à la hauteur de ce qu’exige la situation épidémique du pays, car c’est loin d’être le cas.

Nous appelons ensuite au partage des doses de vaccins. Les pays riches ont acheté 4,3 milliards de doses de vaccins, soit suffisamment pour couvrir les besoins de leur population de 1,16 milliard d’habitants. Ces États doivent céder leur surplus de 2 milliards de doses aux pays à ressources limitées : un milliard de doses d’ici à septembre 2021 et deux milliards d’ici à mi 2022.

Enfin, une négociation doit être lancée, sous l’égide de l’OMS et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), entre les pays producteurs et les firmes pour s’entendre sur une licence volontaire sur les vaccins et sur un transfert de technologies afin d’accroître les capacités de production dans toutes les régions du monde. Si ces accords ne se font pas dans les trois mois, le Panel demande à l’OMC d’imposer une levée de la propriété intellectuelle.

Le rapport pointe également des lacunes de l’OMS. L’institution doit-elle être réformée ?

En effet, mais à notre avis, c’est l’architecture globale de réponse internationale aux pandémies qui devrait faire l’objet d’une nouvelle Convention-cadre, comme il en existe une sur le tabac. Ce type de traité est contraignant pour les États et peut se négocier par tranche. Les sujets urgents pourraient être négociés tout de suite, les sujets plus difficiles comme la propriété intellectuelle pouvant prendre deux à trois ans de négociation.

Concernant l’OMS, nous souhaitons une institution avec plus d’indépendance et d’autorité. Pour cela, son financement doit être assuré avec des ressources non fléchées. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Les États et les donateurs privés décident de l’utilisation des fonds qu’ils octroient.

Aussi, les contributions des États doivent constituer au moins deux tiers du budget. Le dernier tiers doit être acquis par une conférence de reconstitution, comme il y en a pour le fonds mondial de lutte contre le sida, et impliquer des donateurs publics comme privés.

L’indépendance passe aussi par un mandat de directeur général non renouvelable et éventuellement porté à sept ans, contre cinq actuellement. Il s’agit d’éviter qu’avant un renouvellement, des prises de décisions ne soient influencées par l’élection.

Enfin, l’Assemblée mondiale de la santé doit établir un comité permanent sur les urgences, capable de réagir rapidement. Lors de la crise actuelle, alors que l’urgence a été proclamée le 22 janvier, le conseil d’administration de l’OMS ne s’est réuni qu’au mois d’octobre. C’est une aberration.

Que préconisez-vous pour améliorer la réponse mondiale aux pandémies ?

Le système d’alerte qu’est le Règlement sanitaire international doit être considérablement accéléré. La bureaucratie actuelle a freiné la réaction par des circuits complexes. L’OMS doit être en mesure de publier en temps réel toutes les informations dont elle dispose sans demander l’autorisation des pays concernés. Des experts indépendants doivent pouvoir être mandatés pour investiguer les foyers infectieux, comme cela se passe dans le cadre des urgences nucléaires. Le Panel a une philosophie : élever le risque sanitaire au même niveau que les autres dangers, comme le climat ou le nucléaire, au lieu d’être relégué à un niveau technique sur lequel les États n’agissent pas.

Pour cela, la création d’un Conseil sur les urgences sanitaires, dont la composition serait arrêtée par l’Assemblée générale des Nations unies, assurerait une légitimité politique. Sa mission serait notamment de gérer les fonds d’une nouvelle source financière pour la préparation aux pandémies, alimentée par les États à hauteur de 5 à 10 milliards de dollars par an. En cas d’urgence, il doit être en mesure de décaisser rapidement de 50 à 100 milliards de dollars pour lancer une réponse immédiate. Au début de la pandémie, la Banque mondiale, malgré un fonds dédié, a mis du temps à débloquer des liquidités.

Des initiatives sont aussi à mettre en place sur les vaccins, les traitements et les diagnostics. Il existe actuellement le dispositif ACT-A, pour lequel la France et l'Europe ont joué un rôle important dans la mise en oeuvre et qui englobe le mécanisme Covax. Mais ce dispositif n’est pas véritablement mondial. La Chine, l’Inde et la Russie n’en font pas partie. L’Afrique n’y a pas de voix non plus. Cet outil repose sur un système où le Nord produit les vaccins dont le Sud a besoin. Or, nous considérons que les vaccins, traitements et diagnostics sont des biens publics mondiaux et que le système doit être réformé pour être véritablement mondial.

Là encore, la négociation d’une nouvelle Convention-cadre doit inclure des discussions en ce sens, pour la création d’une plateforme internationale pour la production de ces biens publics mondiaux en période de pandémie. Ce défi pourrait nécessiter de trois à cinq ans de négociation.

Sur la propriété intellectuelle, la récente prise de position de Joe Biden en faveur d’une levée temporaire des brevets vous rend-elle optimiste ?

Nos recommandations ont été rédigées avant l’annonce du président des États-Unis. Cette position américaine, essentiellement politique, ne changera rien à court terme, car les négociations vont prendre des mois. Mais, à moyen terme, c’est une prise de position très intéressante. Elle met l’Europe dans l’embarras, mais elle pourrait ouvrir des portes.

Quel accueil espérez-vous, alors que de nombreux rapports « prennent la poussière sur les étagères », selon la formule de la coprésidente du Panel ?

Ce n’est pas une première qu’un panel comme le nôtre propose des recommandations après une crise. On me demande depuis quelques jours pourquoi cette fois-ci nous serions écoutés. Je ne sais pas si ce sera le cas. Nous mettons nos propositions sur la table. Mais cette épidémie − qui est loin d’être terminée − est singulière par l’ampleur de ses dégâts en matière de santé et de mortalité, mais aussi parce que c’est un désastre socio-économique, qui a touché tout le monde, y compris les pays qui avaient un haut score de préparation aux pandémies selon les critères de l’OMS. La situation économique ne présageait en rien la qualité de la réponse ou l’étendue de l’épidémie, contrairement à d’autres, où on trouve une logique Nord-Sud, avec des traitements au Nord et des malades au Sud.

L’intensité du choc et son universalité créent un moment propice, alors qu'une rencontre internationale est à l’agenda : l’Assemblée mondiale de la santé se tiendra du 24 mai au 1er juin. Avant ce grand rendez-vous, nous allons organiser des panels régionaux d’informations et de débats avec l’espoir d’une mobilisation et que certains États deviennent des porteurs de ces recommandations. Ce contexte va permettre d’ouvrir le débat. Nous avons une fenêtre politique pour l’action.

Propos recueillis par Elsa Bellanger

Source : Le Quotidien du médecin