Dans le cadre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase), la Pr Florence Thibaut, professeur de psychiatrie et d’addictologie à l’Universite de Paris, CHU de Cochin-AP-HP, Unite Inserm 1266 Institut de Psychiatrie et Neurosciences de Paris*, a analysé les dossiers de 35 membres du clergé agresseurs sexuels. Entretien.
LE QUOTIDIEN : Pourquoi avez-vous accepté de participer à la Ciase, et en quoi a consisté votre mission ?
Pr FLORENCE THIBAUT : Cela fait plus de 30 ans que je travaille sur les agresseurs sexuels en particulier de mineurs, et j'ai notamment coordonné la rédaction des recommandations sur leur prise en charge pour la Haute Autorité de santé en 2010 et participé aux recommandations internationales sur les troubles paraphiliques chez les adultes (publiées en 2010 et réactualisées en 2020) et chez les adolescents (2015).
Dans le cadre de la Ciase, j'ai pu analyser les dossiers provenant des archives ecclésiales de 35 personnes (33 prêtres, un diacre et un laïc) condamnées par la justice pour des agressions sexuelles sur des enfants ou des adultes, entre 1950 et 2020. Nous aurions souhaité lancer une grande enquête anonyme sur la sexualité des religieux, mais cela n'a pas pu se faire.
Quelles sont les spécificités que vous avez pu retrouver chez ces agresseurs ?
Il faut d'abord noter que, même si nous les espérons représentatifs, ces 35 dossiers ne concernent que des personnes condamnées et ne reflètent pas les situations passées sous les radars.
On retrouve parmi ces agresseurs 10 % de pédophiles, ce qui correspond aux données des cohortes plus importantes de délinquants sexuels, et laisse entendre qu'il n'y a pas plus de pédophiles prédateurs dans l'Église qu'en population générale.
Les antécédents d'abus sexuels dans l'enfance concernent ensuite 27,3 % des agresseurs - dans la reconduction par reproduction, vengeance… Encore une fois, il n'y a pas plus de victimes d'abus sexuels chez les prêtres que dans les populations plus larges de délinquants sexuels (30 à 40 %). Mais les profils d'abus diffèrent légèrement, puisque chez les ecclésiastiques, les auteurs sont rarement des femmes (dont la proportion s'élève à 20 % dans de plus larges cohortes).
Enfin, le reste (60 %) abuse pour des raisons diverses, avec des situations particulières à chacun. Les agressions sexuelles résultent alors de la rencontre entre un contexte personnel défaillant (solitude, frustration sexuelle, recherche d'affection, dépression retrouvée chez 22 % des agresseurs de petits garçons, addiction à l'alcool chez 24 % des auteurs) et un environnement favorisant qui peut donner un sentiment d'impunité en cas de défaillance. À la lecture des dossiers, l'on n'a pas l'impression que les agresseurs aient été écartés de l'Église…
Une autre grande caractéristique est la surreprésentation des petits garçons chez les victimes (80 %) et la répétition des abus commis. Est-ce par opportunisme - car les prêtres ont eu surtout des contacts avec les garçons- ou y a-t-il un lien avec l'orientation sexuelle ? En effet, plus de 48 % des dossiers font état d'une homosexualité, soit 3 à 4 fois plus que la population générale. Mais il est difficile de savoir si cette surreprésentation de l'homosexualité se retrouve seulement chez les agresseurs, ou plus largement dans l'Église, en l'absence d'une enquête plus vaste sur la sexualité.
Dernières spécificités : les agresseurs sont d'un niveau culturel plus élevé et les victimes sont plus âgées que ce qu'on observe en général.
Quelles recommandations formulez-vous pour prévenir ces agressions ?
Il faudrait s'assurer de l'absence de casier judiciaire d'une personne qui veut intégrer l'Église et repérer à travers un entretien d'éventuels troubles paraphiliques ou addictions, ces dernières favorisant le passage à l'acte. Il est important aussi de former les prêtres dès le séminaire aux problèmes sexuels et relationnels qui peuvent se poser avec les paroissiens. Nous proposons aussi que les membres du clergé coupables d'agressions sexuelles soient orientés vers des structures de psychiatrie existantes et soient écartés de l'Église le temps du soin. Qu'on n'oppose pas une relation particulière entre le prêtre et Dieu : le premier a aussi des comptes à rendre à la société.
Quelles sont les prises en charge reconnues des auteurs d'agressions sexuelles sur mineurs ?
Cela dépend du contexte. Lorsqu'il s'agit de pédophiles authentiques (10 % des délinquants sexuels), avec des pensées pédophiliques fixées depuis l'adolescence, une psychothérapie est indispensable, plutôt de type cognitivo-comportementale (estime de soi, empathie, contrôle de pensées déviantes). L'on peut aussi prescrire des traitements antidépresseurs, en jouant sur les effets secondaires, voire des traitements anti-androgènes.
Dans les autres cas, on traite le contexte du passage à l'acte : une consommation chronique de toxique, une orientation sexuelle mal assumée, une dépression, un syndrome de Peter Pan… C'est aussi pour cela que la Ciase préconise des mesures pour rendre l'environnement moins favorable.
Plus largement, il est encore difficile de faire reconnaître l'idée que les violences sexuelles sont un aspect incontournable de la santé sexuelle des Français. La commission nationale santé sexuelle se concentre essentiellement sur les infections sexuellement transmissibles (IST) alors qu'il faudrait aussi travailler sur l'exposition des jeunes à la pornographie, le chemsex, etc.
Une meilleure formation de nombreux professionnels (santé, médico-social, justice, prison, éducation, etc.) à la prévention et au dépistage systématique des violences sexuelles est nécessaire, or l'enseignement sur la prise en charge des violences sexuelles et de leurs répercussions psychologiques vient d'être supprimé de la formation des médecins généralistes. L'omerta demeure, même si l'Éducation nationale travaille sur ces sujets, et que le monde du sport commence tout juste à s'y mettre. Il faudrait réaliser un travail comparable à celui de la Ciase dans tous les champs de la société civile.
Retrouvez aussi au sujet de la Ciase, l'entretien avec le Pr Thierry Baubet sur l'accueil et la prise en charge des victimes.
* Professeur de Psychiatrie et d’Addictologie à l’Universite de Paris, CHU de Cochin-AP-HP, Unite Inserm 1266 Institut de Psychiatrie et Neurosciences de Paris, également Présidente de l’International Association of Women’s Mental Health et Présidente d’Honneur de la World Federation of Societies of Biological Psychiatry.
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