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Dossier

Troubles du comportement alimentaire

Pr Nathalie Godart : « Avec la crise, le repérage doit aller au-devant des plaintes »

Par Coline Garré - Publié le 16/07/2021
Pr Nathalie Godart : « Avec la crise, le repérage doit aller au-devant des plaintes »

L’hyperphagie boulimique touche entre 3 et 5 % de la population générale et en majorité des femmes
Phanie

Alors que la crise sanitaire liée au Covid a vu une augmentation de la demande de soins liés aux troubles du comportement alimentaire, les professionnels plaident pour une meilleure formation des soignants et pour une pluridisciplinarité toujours plus concrète. Explications avec la pédo-psychiatre Nathalie Godart.

LE QUOTIDIEN : Que représentent les troubles du comportement alimentaire (TCA) en France ?

Pr NATHALIE GODART : L’on distingue deux grands types, les plus fréquents étant paradoxalement les moins connus et les moins pris en charge. Certains TCA sont restrictifs : c’est le cas de l’anorexie mentale, décrite depuis le XIXe siècle, qui touche 0,5 à 1 % des jeunes femmes (beaucoup moins les hommes, dans un ratio de 1 à 10). L’on classe aussi dans les troubles restrictifs, le trouble d’alimentation sélective et/ou d’évitement (ARFID, pour Avoidant/Restrictive Food Intake Disorder), qui se distingue par l’absence de préoccupations corporelles, et qui commence précocement, chez des enfants prépubères, et peut se poursuivre à l’adolescence et chez le jeune adulte. Les personnes souffrant de TCA restrictifs sont à poids bas, ou dans une dynamique de perte de poids. Il est important de repérer cette dynamique pour ne pas manquer des jeunes en surpoids qui vont maigrir dans un cadre de TCA.

La seconde catégorie de TCA regroupe la boulimie, caractérisée par des crises et par une stratégie de contrôle de poids, et l’hyperphagie boulimique, sans stratégie de contrôle de poids. La première touche 1 à 2 % des jeunes femmes avec un ratio homme/femme de un pour sept, la seconde 3 à 5 % de la population générale, le ratio homme/femme étant proche de un sur deux. Ces personnes sont généralement en surpoids ou situation d’obésité, parfois en poids normal. Encore une fois, pour le repérage, il faut considérer l’évolution du poids, et pas seulement les symptômes alimentaires et la situation nutritionnelle.

Avez-vous observé une explosion des TCA avec le Covid ?

Nous avons vu des situations beaucoup plus graves, et en nombre beaucoup plus important après le confinement, qui a été marqué, lui, par une diminution de l’offre de soins. Il y a donc eu des retards ou arrêts de soins, et probablement, des personnes ont déclenché des TCA. Rien d’étonnant, dans une situation propice au stress et à l’angoisse.

Y a-t-il plus de TCA que par le passé, ou sait-on mieux les reconnaître ?

L’information des professionnels et du grand public s’est améliorée et les critères de définition des TCA se sont élargis. Une équipe du CHU de Rouen* a montré que le risque de TCA en population générale pouvait s’élever jusqu’à 20 %. Mais quand on regarde les études épidémiologiques en population générale, les chiffres restent stables, à ceci près que l’hyperphagie boulimique apparaît dans les années 1980.

En revanche, la demande de soins en médecine générale ou spécialisée augmente. Il ne faut pas non plus oublier que l’alimentation est perturbée dans la plupart des troubles psy (dépression, anxiété), même si on ne pose pas le diagnostic stricto sensu de TCA.

La prise en charge fait-elle consensus ?

Historiquement, des équipes s’étaient spécialisées dans la prise en charge des patients avec TCA dans différentes disciplines (psychiatrie, nutrition, etc.). Mais depuis plusieurs années, un consensus national et international s’est dégagé en faveur d’une approche pluridisciplinaire, inscrite dans les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2010 sur l’anorexie et de 2019 sur la boulimie et l’hyperphagie boulimique. La porte d’entrée peut être somatique ou psychique ; mais le projet de soins doit être global et associer plusieurs types de praticiens.

En France, ces prises en charge pluridisciplinaires existent-elles partout ?

La cartographie publiée en septembre dernier par la Direction générale de l’offre de soins et la Féderation française Anorexie Boulimie (FFAB) met en lumière les inégalités. Il faut trop souvent plus de deux heures de route pour trouver des soins spécialisés ; et certains territoires n’en ont pas.

La FFAB milite donc pour développer un réseau de partenariats collaboratifs, avec des professionnels identifiés dans chaque discipline, au plus proche des usagers, dans l’ensemble des régions. Car même en Île-de-France, où il existe des équipes spécialisées, l’offre est insuffisante par rapport à la population. En septembre dernier, une instruction a été diffusée à toutes les Agences régionales de santé (ARS) pour promouvoir le développement d’équipes spécialisées et structurer l’offre de soins dans l’ensemble des régions.

Comment les médecins de première ligne peuvent-ils repérer les patients ?

La difficulté tient à ce que les personnes souffrant de TCA arrivent rarement chez le généraliste avec une plainte autour de ces troubles. Face à un enfant ou à un adolescent, il est capital de regarder la courbe de croissance : tout infléchissement, vers le haut ou le bas, doit faire penser à des TCA à investiguer auprès du jeune ou de la famille.

Les TCA doivent aussi être recherchés en présence d’une souffrance psychologique (même non reliée à l’alimentation), ou de toute complication somatique des TCA : aménorrhée chez les personnes dénutries, reflux gastro-œsophagiques, douleurs gastriques, abdominales, digestives…

Le médecin peut aussi partir de la parole de l’environnement, surtout quand le patient ou la famille est dans le déni. En réalité, c’est un faisceau d’arguments qui doivent conduire à évoquer le TCA.

Le médecin peut s’aider du questionnaire Scoff, en cinq items. Il peut aussi poser des questions ouvertes, simples et non stigmatisantes à tous les patients faisant part d’une préoccupation autour de leur silhouette, poids, schéma corporel. Par exemple : « diriez-vous que vous avez un problème avec l’alimentation ? Avez-vous des stratégies pour éviter de prendre du poids, comme vous faire vomir ou faire de l’activité ? ».

Certes, en présence d’un mineur, il y a un jeu entre confiance, alliance et secret médical : mais le partage avec la famille est important pour construire un projet de soins adapté.

Face à un adulte dans le déni ou en situation de refus de soin, il faut travailler l’alliance, la prise de conscience et la motivation à aller vers les soins. Il existe des équipes spécialisées pour ce public. Le message à faire passer, est que ce n’est pas parce qu’on a des troubles depuis longtemps que la situation est désespérée : des gens peuvent guérir après 20 ans d’évolution… Même si une prise en charge précoce améliore l’efficacité des traitements.

Qu’est-ce que guérir ?

Les TCA ont des manifestations psychiques et alimentaires, des complications somatiques, des répercussions sociales… Notre but est d’aider les personnes sur tous ces niveaux pour retrouver un état global de bonne santé. On ne peut se satisfaire d’un seul domaine soulagé, tout est trop imbriqué, même si en fonction des moments, l’on travaille différents objectifs.

*M. Galmiche et al., Am J Clin Nutr, 2019. doi: 10.1093/ajcn/nqy342

Propos recueillis par Coline Garré