Alexis Drahos : « Titre à venir »

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Publié le 05/07/2022
chapo à venir

En couverture du coffret, vous avez opté pour la célèbre Leçon d’anatomie du Dr Tulp de Rembrandt. L’analyse du tableau révèle quelques mystères.  

Cette leçon en fait n’est pas orthodoxe. On commence classiquement une dissection par les viscères avant de remonter jusqu’au cerveau. Puis on dissèque les membres. On observe enfin une distanciation entre le cadre et les élèves. Dans le tableau de Rembrandt (1607-1669), les acteurs sont proches du cadavre. Le nez d’un médecin plonge juste au-dessus du thorax de l’homme décédé. La dissection commence ici par le bras, la main gauche et illustre le muscle fléchisseur. Avançons une explication métaphorique. Il s’agirait de mettre en avant la main du voleur. Le cadavre est celui d’un condamné fraîchement pendu. On peut aussi y voir une référence au grand anatomiste André Vésale (1514-1564) dont un portrait représente son bras en évidence. Le tableau comprend d’ailleurs un ouvrage qui pourrait être son ouvrage illustre, De humani corporis Fabrica. C’est peut-être aussi un hommage discret au savoir contenu dans un livre en opposition à un savoir antique transmis par l’oralité et désormais périmé. Qu’est-ce qui constitue l’originalité de ce tableau par rapport aux autres productions de son époque ? Les portraits de groupe n’ont généralement pas de souffle de vie. Le génie de Rembrandt insuffle un dynamisme. Tous les personnages regardent à un endroit différent. L’autre leçon d’anatomie de Rembrandt, celle du Dr John Deyman (1619-1666), le successeur de Nicolas Tulp (1593-1674), est peut-être encore plus forte. Elle aborde le domaine de la neurologie. L’ordre classique est ici respecté avec l’ouverture autour des viscères. L’histoire de ce tableau est particulière. Une partie a été détruite au cours d’un incendie. Ce qui explique pourquoi le spectacle est si effrayant. Le regard se fixe sur le cerveau en l’absence de la partie supérieure du tableau. J’oppose cette œuvre à l’extraordinaire fresque de la Via Latina datée du IVe siècle après J.-C. qui représente peut-être une leçon d’anatomie. Rappelons qu’à cette époque la dissection est interdite. Elle a été autorisée au cours d’une petite fenêtre temporelle, celle de la dynastie des Ptolémée entre 300 et 250 avant J.-C. en Égypte à l’origine d’une flambée de connaissances dans le domaine anatomique. Les grands hommes sont Hérophile et Erasistrate. À cet égard, la médecine dans l’Antiquité ne se réduit pas aux noms fameux d’Hippocrate et Galien. Le corps humain est alors une boîte noire. Tout change avec Hérophile. Il s’intéresse à la neurologie, à la gynécologie. Pour revenir à la fresque, l’interprétation est multiple. Certains chercheurs reconnaissent dans la figure centrale Aristote, d’autres Hérophile.  

Comment se déroulait une leçon d’anatomie à l’époque ?

Elles étaient organisées en hiver. Et relevaient du spectacle avec un droit d’entrée. Les hommes et les femmes se mélangeaient. Ces séances de dissection attiraient un large public comme à Prague par exemple avec Jessenius – médecin de l’empereur Rodolphe II. Ces théâtres d’anatomie étaient éphémères, démontables. Et pouvaient être déplacés à l’image de cirques ambulants. À la fin du XVIe siècle, les grandes villes européennes qui disposent de facultés de médecine renommées s’équipent d’amphithéâtres en pierre. Ils sont contemporains de la constitution de cabinets de curiosité. Cela participe d’un engouement général de curiosité scientifique, de goût du savoir mais aussi de voyeurisme.  

Votre ouvrage recense aussi les tableaux sur les maladies.  

Au XVIIe siècle, les leçons d’anatomie sont une spécialité de l’école hollandaise. Et puis il y a l’école espagnole qui illustre et décrit les maladies depuis le nanisme jusqu’à des maladies génétiques comme le syndrome de Prader-Willi visible dans La monstrua desnuda de Juan Carreno de Miranda. 

Peut-on parler de passage de témoin avec la céroplastie ?

Cette technique est liée au XVIIIe siècle. La cire est certes utilisée dès l’Antiquité dans un contexte religieux mais jamais à des fins scientifiques, anatomiques. Gaetano Zumbo (1656-1701) en est le précurseur. Il collabore avec des chirurgiens. La cire présente un avantage extraordinaire. Avec ce matériau, les médecins ne sont plus tributaires du temps. Elle a une fonction pédagogique en étant destinée aux étudiants en médecine. Se développe une école florentine qui sera consacrée par l’ouverture du musée de la Specola, premier musée d’histoire naturelle au monde qui abrite une très belle collection de céroplasties. Il y a là une forme hybride entre la science et l’art. C’est à la fois un objet d’art et pédagogique où s’illustrent des Italiens et des Français comme André-Pierre Pinson (1746-1828). Outre la cire, le Français Jean-Baptiste André Gautier-Dagoty (1740-1786) toujours au XVIIIe siècle, spécialiste des portraits, donne des tableaux effrayants. Il s’inspire à la fois des leçons d’anatomie et de la céroplastie. Il tombe dans l’oubli. Puis sera redécouvert par les surréalistes. Il y a des relents de Sade dans sa peinture. Les séances publiques d’anatomie disparaissent semble-t-il. Mais cette disparition est contemporaine d’une accélération du savoir. Désormais l’anatomie fonctionnelle perd du terrain face à l’anatomie pathologique moderne inventée par Giovanni Battista Morgagni (1682-1771).  

Changement de siècle avec l’arrivée du XIXe siècle et nouvelle mode ?  

La phrénologie a été consacrée dans différents ouvrages. J’ai préféré ici pointer le projecteur sur la chirurgie. C’est un domaine peu exploré alors que sont découvertes l’asepsie, l’hygiène, l’anesthésie. Mais un artiste américain établit un pont avec les leçons d’anatomie du Siècle d’Or hollandais, à savoir Thomas Eakins (1844-1916). Il n’a guère rencontré de succès, le public américain étant rebuté par l’exposition réaliste au sang. C’était la grande époque du paysage aux États-Unis. Il va élargir l’iconographie de la peinture au sport… et à la chirurgie, thématiques modernes. Le XIXe siècle est celui de la chirurgie spectacle. Mais il est destiné désormais à un public spécialisé, réservé aux hommes, aux étudiants. C’est toutefois la fin d’un monde. On basculera à la fin du XIXe siècle de l’amphithéâtre au bloc chirurgical. Ce sont les derniers témoignages d’une époque. On peut aussi citer le Français Henri Gervex (1852-1929). Pour les spécialistes de l’art, ces tableaux ne sont qu’une réactualisation de la leçon d’anatomie de Rembrandt.  

Le tableau d’Henri Gervex est empreint d’érotisme. C’est le mariage d’Eros et Thanatos…  

Ce peintre n’adoptait pas la méthode impressionniste. En revanche il s’intéressait aux sujets impressionnistes. Il est rangé dans la catégorie des peintres pompiers, académiques. Son tableau témoigne d’une tonalité érotique, en l’absence de volonté sadique comme chez Dagoty.

Au XXe siècle, cette iconographie disparaît.  

Le siècle est marqué par l’éclatement. Il n’y a plus de cohérence. Les connaissances médicales explosent. J’ai sélectionné quelques figures marquantes comme Frida Kahlo (1907-1954). Elle est l’incarnation de la douleur physique comme Vincent Van Gogh (1853-1890) est le peintre de la douleur psychique.  


Source : Décision Santé