« Ce soir de garde, j’aurais pu prendre une vie », le récit d’une généraliste mise en cause dans un accident de la route

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Publié le 07/10/2017
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Crédit photo : AFP

Vendredi 10 mars 2017, peu avant 23 heures, le Dr Céline Boché, généraliste à SOS Médecins Vannes, grille un feu rouge et percute une voiture alors qu’elle rend visite à un patient. La praticienne et la conductrice de la voiture impliquée sont indemnes. Mais ce grave accident sonne comme un rappel à l’ordre pour le Dr Boché, confrontée aux horaires à rallonge et à la pression permanente des patients. Jugée pour blessure involontaire, et condamnée le 20 septembre dernier à une amende de 1 500 euros avec sursis, le médecin de 46 ans raconte au « Quotidien » comment elle a traversé cette épreuve.

LE QUOTIDIEN : Que s’est-il passé ce soir du 10 mars 2017 ?
DR CÉLINE BOCHÉ : J’étais en visite depuis 18 heures [après une garde de 4 à 7 heures du matin le même jour, NDLR]. C’était une journée atypique, avec un afflux important de demandes, une circulation impossible en ville en raison d’un match de rugby… Dès le début, la soirée s’est mal goupillée. J’ai dû prendre en charge des patients qui n’avaient pas pu l’être avant ma garde et qui attendaient depuis l’après-midi. Entre-temps, des appels du SAMU sont arrivés, pour des personnes âgées qu’il a fallu hospitaliser. Ce n’est qu’après, vers 22 h 30, que j’ai pu prendre en charge l’appel de 18 h 30.
C’était un patient qui se plaignait de fièvre après un retour d’Afrique. Ça faisait des années que je n’avais pas vu de paludisme. Tout en conduisant, je me suis mise à gamberger, à réfléchir aux critères d’hospitalisation, aux décisions thérapeutiques que j’allais devoir prendre… Je me disais que ce patient, qui attendait depuis 18 h 30, avait peut-être avec des signes de gravité palustre. J’étais inquiète de son état physique. Et en plus de ça, je ne connaissais pas l’endroit où il habitait. Le GPS était en train de recalculer l’itinéraire et j’attendais qu’il me donne l’information. C’est à ce moment que j’ai traversé le carrefour. Je n’ai pas vu le feu, je n’ai même pas regardé. Je n’étais pas dedans, j’étais dans un tunnel de pensée !

Comment avez-vous réagi juste après l’accident ?
Dans ces moments-là, on est aidé par nos réflexes professionnels. J’ai fait un rapide check-up de mon état. Je me suis rendu compte que je n’avais rien de grave. J’avais la tête en bas, je me suis détachée et j’ai cassé un carreau pour sortir de la voiture. Il était hors de question que j’attende les pompiers. Je n’avais qu’une idée en tête, il fallait que je voie la personne qui avait été accidentée pour la secourir. Ça m’obnubilait. J’avais un terrible sentiment de culpabilité. Je me disais : « J’ai peut-être pris la vie de quelqu’un », par simple inadvertance, sous prétexte que je travaille et que je n’étais pas attentive à ce que je faisais. Alors que mon job, au contraire, c’est de sauver des vies !
Ce n’est que lorsque j’ai réalisé que la personne était vivante que je suis sortie de ma bulle. C’était une femme, elle était en train de faire les 100 pas, le téléphone à l’oreille. Personne n’était mort ni gravement blessé. Je me suis dit que c’était un rappel à l’ordre à moindres frais.

Vous avez été condamnée à une amende avec sursis, une sanction relativement clémente. Comment l’expliquez-vous ?
Je crois que le juge a tenu compte du fait que je n’avais pas de revendication. Je ne cherchais pas d’excuse. J’avais fait une erreur gravissime. C’était un fait. Il y avait un contexte professionnel particulier ce soir-là. Est-ce que c’est une excuse ? Je n’en suis pas sûre. Si tous les gens préoccupés par leur travail grillent des feux, les rues vont devenir très dangereuses ! J’ai dit au juge que, quelle que soit sa décision, une suspension de permis, une amende… ça ne pouvait pas être plus fort que la culpabilité que j’ai ressentie le soir de l’accident.

Vos conditions de travail ont-elles joué un rôle dans cet accident ?
Il y a une accumulation d’heures de travail (*). Mais je suis habituée aux grosses journées. J’y ai toujours été confrontée depuis mon internat. Et à l’époque, il n’y avait pas de repos compensateur. Les gardes qui s'enchaînent, les nuits… ça fait partie du métier. C’est quelque chose qui est ancré en nous, médecins. Quand je suis vraiment fatiguée, je m’en rends compte et je m’adapte en conséquence. Par exemple, la nuit, je régule énormément pour limiter les déplacements, en téléphonant moi-même au patient pour vérifier si son problème peut-être temporisé.
Plus que le surmenage, c’est la pression de la demande qui est difficile à gérer. Les patients ont pris l’habitude d’avoir un avis médical dans les 2, 3 heures. En tant que médecin, j’ai du mal à résister à cette pression, à ne pas culpabiliser si je ne réponds pas à la demande. J’ai l’impression de ne pas être à la hauteur ou bien alors j’ai peur de passer à côté de quelque chose. Le soir après l’accident, j’ai rappelé le malade chez qui je me rendais. En fait il n’avait pas de fièvre. Juste un gros rhume. Il avait majoré ses symptômes pour être sûr qu’on viendrait. Sur le coup, je lui en ai voulu.

Cet accident a-t-il eu des conséquences dans votre pratique ?
Oui. Je fais beaucoup plus attention aux appels. Quand j’ai un gros doute, je rappelle moi-même le patient pour voir ce qui se passe réellement, savoir s’il peut attendre, même s’il y a eu une régulation médicale avant. Je pense que les patients ont plus d’appréhension à me mentir à moi qu’à un standard, malgré la vigilance des régulateurs. Je suis aussi beaucoup plus vigilante au volant. Je me laisse moins perturber par mon smartphone sur lequel je reçois les appels du standard, les fiches des patients et leur adresse. Ma voiture était devenue un deuxième bureau ! On essaie de se rendre disponible pour les patients, pour le SAMU… C’est le système qui nous y pousse. On croit gagner du temps, mais on prend aussi plus de risques.

(*) À l’époque des faits, le Dr Boché enchaînait consécutivement quatre journées de travail : une garde en voiture de 7 heures à 20 heures la première journée, de l’accueil de médecine de 8 heures à minuit en clinique la deuxième journée, des consultations de 9 heures à 21 heures puis de 4 heures à 7 heures du matin le troisième jour, avant de terminer par une garde de nuit de 18 heures à 4 heures le quatrième jour.

Propos recueillis par Stéphane Long

Source : lequotidiendumedecin.fr