Daniel Mendelsohn : « Les chapitres de mes livres sont des petits voyages »

Par
Publié le 22/10/2020
Daniel Mendelsohn est l'un des enfants d'Ulysse. Ses livres sont des voyages dans le temps et l'espace, où l'émotion saisit le lecteur au détour d'une page. Son dernier ouvrage livre un concentré de la méthode. Prêts au départ ?
culture

culture

Rarement un livre n’aura si bien justifié la formule de Victor Hugo, « le fond, c’est la forme qui remonte à la surface ». La forme circulaire à laquelle vous avez recours illustre à merveille l’un des thèmes de votre ouvrage sur les migrations entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, un éternel recommencement.

Cette façon d’écriture illustre parfaitement ce que je vois comme un tragique absence de progrès historique—absence, parce que la nature humaine demeure toujours la même. Pendant que j’écrivais le livre, j’étais frappé par le fait que les récits d’exils, d’oppression politique, religieuse hantaient les histoires des écrivains, des intellectuels depuis le début des civilisations. Je souhaitais trouver une manière formelle d’illustrer ce phénomène. La composition, la narration circulaire m’a paru la meilleure façon d’attirer l’attention du lecteur à ces répétitions dans l’histoire des intellectuels. En traçant ces cercles qui (re)lient l’histoire d’un intellectuel du XVe siècle par exemple à celle d’un autre intellectuel vivant par exemple au XXe siècle, ces répétitions, ces allers et retours dans l’histoire et la géographie traduisent la permanence de ces récits d’exil.

 

Istanbul/Constantinople occupe une place centrale dans le récit. Vous ne pouviez imaginer qu’au moment de la traduction française de votre livre, de fortes tensions perturberaient les relations entre la Turquie et la Grèce.

La résurgence de ces guerres entre l’Est et l’Ouest, la Turquie ou l’Empire ottoman avec l’Europe est fascinante et un peu déprimante. Cette histoire conflictuelle dans les Trois anneaux devient un fil rouge, car c’est un conflit qui traverse les époques : n’importe où que je regardais, il me semblait en recherchant et en écrivant ce livre, il y avait les traces de cette longue et déprimante histoire. (En témoigne, par example, l’engagement au XVIIe siècle des frères de Fénelon, un de mes trois héros, pour la cause européenne contre l’Empire ottoman.) Tout commence, il est vrai, avec la guerre de Troie, la mère de toutes ces autres batailles même si elle est mythologique : entre la Grèce et la Turquie, le conflit n’est jamais fini. Je voulais souligner ce fait dans mon livre, même si je ne pouvais alors pas imaginer la résurgence de ce nouveau face-à-face. Pour autant, je ne suis pas surpris—ni par cette résurgence ni par une certaine ironie que la hante : Pour nous hellénistes, derrière la carte d’Europe, se dissimule une autre carte qui celle-là inclut la Turquie. Ce territoire appartenait totalement à la civilisation grecque. Il faut se souvenir de ces faits. C’est là le dessous des cartes.

 

On ne sait jamais dans vos livres où finit l’intime et où commence l’écriture.

J’espérerais que oui ! Parce qu’on écrit toujours en tant qu’un « tout ». La critique littéraire est une de mes activités aux  Etats-Unis; une autre c’est l’autofiction. Je suis toujours déchiré en deux dans mes pratiques littéraires. L’analyse trouve place dans toute activité de critique ; quant au travail mémoiristique, il y a bien évidemment ce coté de l’émotion, les origines, la famille, bref ce qui relève du personnel. Tout cela est évoqué dans mes récits. Pour autant, je me suis toujours efforcé de lier ces deux modes de narration. En vérité, la critique, même universitaire ou érudite, comprend dans un premier temps une forme d’écriture personnelle—c’est, après tout, ce que le « moi » du critique pense d’un sujet, même si on tend à effacer ce « moi » dans la version définitive. Pourquoi pas l’admettre ? En ce qui me concerne, même dans les critiques littéraires, le moi est toujours présent—tout comme il y a, dans mes mémoires ou autofictions, un coté distinctement critique ou érudit. Dès l’écriture de mon premier livre, j’ai souhaité entrelacer les deux aspects de ce moi. Ce dernier livre que je considère comme le meilleur du point de vue du style est à cet égard un concentré de cette méthode.

 

Pour reprendre une vos images, c’est aussi une maquette comme celle que vous construisiez dans votre enfance.

J’ai souhaité écrire un livre court. Certes, les écrivains ne savent rien sur leurs propres livres, mais je dirais que c’est aussi le plus dense que j’aie jamais écrit. Un grand nombre de lecteurs m’ont déjà dit qu’ils le lisent puis le relisent. Il est certes simple ; pour autant de nombreux motifs, des enchaînements, des correspondances sont plus visibles à la seconde lecture. Toutes les thématiques abordées dans les précédents livres, histoire familiale, Antiquité grecque, histoire de la Seconde Guerre mondiale trouvent ici leur place. Les maquettes que je construisais dans mon enfance deviennent, dans ce nouveau livre, une maquette elles-mêmes de ce que c’est que de reconstruire son propre passé—ou même le passé d’une famille, d’une civilisation.

 

Un livre comme Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée établit un rapport direct, immédiat, modeste avec le texte d’Homère, jamais intimidant. Il arrive au lecteur de pleurer en vous lisant. Ce qui n’arrive jamais avec les livres des grand(e)s professeur(e)s français(e)s. Comment procédez-vous pour arriver à ce résultat ?

Lorsque j’ai commencé à écrire Une Odyssée, un père, un fils, une épopée, j’ai annoncé à mon agent qu’avec ce livre, je m’efforcerai de faire pleurer le lecteur. Tout simplement parce que c’est ma propre réaction lorsque je lis les grands classiques grecs. Pourquoi cela ne serait-il pas possible de récréer cette émotion pour le lecteur d’aujourd’hui ? On a généralement peur lorsque l’on s’affronte aux grands textes classiques—on le sentiment de devoir procéder à des génuflexions. En tant que professeur ou écrivain, je ne supporte pas ce genre d’attitude. Toute ma carrière se résume à l’abandon d’une certaine manière d’écrire sur les textes classiques, érudite et parfois ennuyeuse. Il fallait trouver une écriture propre à éveiller les émotions, tout comme le font les textes eux-mêmes. Après avoir obtenu mon doctorat, j’ai abandonné la carrière académique pour devenir écrivain. J’ai pu alors expérimenter en rédigeant des textes sur les classiques sans devoir sacrifier aux codes et normes universitaires. (Jamais les notes en bas de la page !) L’une des voies d’accès a été de m’inclure moi-même. Je suis présent dans mes textes en réagissant en direct aux personnages de cette culture antique comme s’ils étaient présents devant moi.

 

Vous évoquez votre dépression dans ce livre. Comment intervient-elle dans le processus créatif ?

Elle a joué le rôle de déclencheur seulement pour l’écriture d’Une Odyssée, qui a suivi l’écriture des Disparus, une expérience qui m’était très, très difficile. Cet épisode de dépression m’a saisi par surprise. Après tous les voyages que j’ai faits pendant cinq ans pour les recherches pour Les disparus, j’ai développé une agoraphobie. J’ai trouvé cela intéressant. Et j’ai souhaité écrire sur ce moment de paralyse — et psychologique et littéraire — et ça c’est le commencement des Trois anneaux. Pour autant, je ne suis pas du tout dépressif en règle générale. J’écris plutôt dans un état d’excitation, de joie.

 

Après tous ces voyages dans le temps et l’espace, avez-vous trouvé votre voie ?

Si l’on prend l’Odyssée d’Homère comme maquette, la voie n’est jamais achevée. Lorsque l’on est arrivé à destination, tout est fini. Je ne suis pas encore prêt pour cela. Le voyage, littéralement ou métaphoriquement, m’excite comme écrivain. Mon style d’écriture reflète cet intérêt. Les chapitres de mes livres, mes longues phrases sont des petits voyages avec un goût pour la digression à la manière de Marcel Proust.

 

Quel est votre regard sur l’Amérique de Donald Trump ?

C’est un cauchemar ! On ne sait absolument pas ce qui va se passer en novembre. Le moment est très dangereux pour notre pauvre république. Je ne suis pas optimiste. Sa base électorale est beaucoup plus large que ce qui est généralement estimé. On sait que certains supporters de Trump ne le reconnaissent pas publiquement—grand problème évidemment pour tous les sondages, comme on a appris dans la dernière élection. Je devais être à Paris pour la promotion de ce livre, et je suis tellement déçu de ne pas être ici : en ce moment il me serait beaucoup plus facile de regarder mon pays de distance.

 

Votre livre est aussi une invitation à lire Erich Auerbach, Fénelon, W.G. Sebald. Par qui faudrait-il commencer ?

Si vous ne l’avez pas encore lu, Erich Auerbach est un des plus grands érudits du XXe siècle. Il appartenait à cette tradition allemande de grands philologues : Il écrit sur toute la littérature occidentale, depuis Homère à Virginia Woolf —y compris des textes médiévaux que je n’avais pas lu, comme la Chanson de Roland. Il vous invite à la lecture, sans jargon en admirant les textes dont il parle. Pour moi, son écriture est la « maquette » dans les deux sens du mot anglais « model » : une reconstruction de quelque chose — dans ce cas, d’une civilisation, par moyen de sa littérature — et un exemplum de comment bien faire quelque chose. Son écriture est délicieuse. Elle vous transportera.


Source : lequotidiendumedecin.fr