Si « Le Généraliste » était paru en avril 1831

De l'influence des révolutions politiques sur les aliénations mentales

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Publié le 01/05/2016
Histoire

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Les crises politiques qui ébranlent de temps à autre les fondements de l'ordre social, les événements remarquables qui sont les traits saillants d'un siècle, n'appartiennent pas seulement à l'histoire, ils sont aussi du domaine de la médecine, qui, par eux, pourrait faire le tableau exact de toutes les aberrations humaines.

 

Une classe nombreuse d'individus que leur organisation a dévolus à la folie


Ainsi, lorsqu'une catastrophe a causé la ruine et la mort d'un grand nombre d'hommes, les victimes apparentes ne sont pas les seuls indices du désastre. Le contre-coup se fait sentir plus loin, il va retentir dans l'esprit de cette multitude d'êtres faibles qui constitue la matière première de l'aliénation mentale.

 

Il existe, en effet, dans la société, une classe nombreuse d'individus que leur organisation a dévolus à la folie. On les reconnaît facilement à leur figure, à leurs gestes et à leurs discours : leur physionomie mobile, leur conversation sautillante, saccadée, interrompue, leur gaîté excessive sans motifs, la rapide succession de leurs idées, la facilité avec laquelle ils forment et abandonnent leurs projets, l'irritabilité de leur caractère, l'espèce d'égarement de leurs yeux, la bizarrerie de leur conduite, certains mouvements désordonnés, la légèreté et la faiblesse de leurs pensées, le manque de liaison de leurs raisonnements sont autant de signes pathognomoniques qui présagent leur destinée future.

Cette disposition morbide de l'intelligence a fixé depuis longtemps notre attention ; aussi l'ensemble des traits sous lesquels elle s'annonce nous a-t-il plus d'une fois fait porter des jugements dont l'exactitude s'est vérifiée dans les maisons de santé. Comment, en effet, ne dirait-on pas de tel homme : il deviendra aliéné, comme l'on dit de tel autre : il mourra d'apoplexie ou de gastrite. La physionomie, et j'entends par là tout l'extérieur, est une source féconde en observations.

 

L'imitation, cette véritable contagion morale

 

L'influence des événements sur ces individus est réellement curieuse. Ainsi, nous voyons sous les empereurs romains leurs décrets tyranniques porter l'épouvante dans les familles, et la mélancolie suicide s'emparer des sénateurs, des chevaliers et d'une foule de personnages distingués. Nous n'ignorons pas qu'on a voulu expliquer cette tendance des Romains au suicide par le désir de conserver leur fortune à leurs enfants, mais cette explication tombe d'elle-même lorsqu'on a vécu quelque temps avec les aliénés ; la raison est dans la nature même du mal et non dans de prétendus motifs d'amitié et d'intérêt. Les persécutions dirigées contre les premiers chrétiens grossirent singulièrement le catalogue de l'aliénation mentale. C'était les résultats que devaient avoir les bûchers, les tortures et les combats d'animaux féroces. De pareils spectacles exaltaient l'imagination au plus haut degré ou la glaçaient de terreur, dispositions éminemment propres à la folie.

L'imitation, cette véritable contagion morale, contribuait à augmenter le nombre de fous. Aussi la « Légende dorée » et les écrits de Baronius contiennent-ils des détails forts intéressants sur ce sujet.

Si nous nous rapprochons des siècles qui ont précédé, l'aliénation va se présenter à nous sous d'autres formes. Le règne des troubadours et des chevaliers, en tournant les esprits vers l'amour et la gloire, fait éclater les folies amoureuses et guerrières. L'érotomanie, la nymphomanie, l'hystérie avec ses variétés, la manie des exploits forment le caractère distinctif de cette époque dont Roland et Don Quichotte sont les deux types principaux.

L'horizon se rembrunit, les barbares et l'ignorance commandent en souverains ; d'autres erreurs remplacent celles qu'elles ont détrônées ; mais empreintes du fanatisme le plus terrible de tous, le fanatisme religieux, elles font, pour leur défense, couler des torrents de sang. C'est le siècle des magiciens, des sorciers, des possédés et des démonomaniaques, c'est aussi celui des exorcistes, des inquisiteurs et des milliers d'infortunés expiant dans les tourments et les flammes le malheur d'avoir perdu la raison. La célèbre consultation de Riolan vient clore cette période de crimes et de forfaits où l'ignorance et la stupidité le disputent à la barbarie et à la cruauté.

 

Le réveil de la liberté


La liberté se montre enfin, mais son réveil sera le signal de nombreuses aliénations mentales. La noblesse est surtout décimée par cette terrible réaction politique. Les établissements de Paris se remplissent de personnages titrés que le renversement d'une dynastie ancienne, la mort de leurs parents et la destruction de leur fortune a privés de la raison. Les malheurs de l'émigration jettent également dans les hospices de l'Europe un bon nombre d'individus.

 

Nous ferons encore la remarque qu'il existe dans les maisons de santé de France beaucoup de victimes de cette première époque de la Révolution ; ce qui prouve, contre l'opinion de certains médecins responsables, que la vie des aliénés est plus longue qu'on l'a prétendu. Il en est probablement de cette opinion comme de toutes celles qu'on soutient d'une manière exclusive, la vérité est au milieu ; sans doute, dans les hôpitaux, où les soins peuvent être les mêmes que dans les maisons particulières, la vie des aliénés est courte ; mais lorsque la fortune permet de ne rien épargner, ces maladies ont des chances certaines d'une longue existence.

 

Sous  Napoléon, la peur d'être poursuivi, arrêté, compromis...


Sous le gouvernement de Napoléon, l'organisation de la police répand l'inquiétude et la frayeur et l'on voit paraître une nouvelle forme de l'aliénation caractérisée par une peur excessive d'être poursuivi, arrêté, compromis. Cette variété de la monomanie n'a point disparu avec le temps qui l'avait vu naître ; et elle se montre encore fréquemment à l'observation. Cette époque est également féconde en aliénations dues aux grands revers des dernières années. C'est ainsi, par exemple, que la retraite de Moscou fait éclater beaucoup de folie parmi les officiers et les soldats.

 

 

Monomanies variées et misanthropie profonde


Mil huit cent quinze arrive, et les condamnations politiques, en excitant l'exaspération de guerriers dont les exploits avaient illustré leur pays, occasionnent des monomanies variées dont plusieurs ont pour symptôme distinctif une misanthropie profonde. Les événements du midi sont aussi comptés parmi les causes qui ont favorisé le développement de l'aliénation. Dans la période de quinze années qui vient de s'écouler, on a noté un assez grand nombre de folies religieuses. Ce fait n'a rien qui doive surprendre, il annonce le retour à des idées oubliées et exprime assez bien la physionomie de l'époque. Les trois journées de juillet devaient déterminer la perte de la raison chez un grand nombre de personnes ; aussi avons-nous vu arriver dans l'établissement de notre confrère et ami le docteur Blanche une proportion notable de ces victimes de nos commotions politiques. Les uns croyaient commander aux soldats, leur ordonner les manœuvres ; les autres s'imaginaient être entourés de morts et de mourants ; ceux-ci étaient convaincus qu'ils allaient tomber sous les coups du peuple ; ceux-là que les emplois les plus brillants leur étaient réservés. Plusieurs sont devenus fous par la joie que leur a causé la Révolution.

 

Il n'est pas difficile de prévoir que le nombre des aliénés ne se bornera pas à ceux qui sont maintenant dans les maisons de santé et les hôpitaux. Les ambitions trompées, les fortunes renversées, les affections brisées, préparent la voie à d'autres aliénations mentales. Mais la nature des événements doit établir de grandes différences entre les deux Révolutions. Celle de 1830 n'aura point d'épisodes sanglants, et par cela même le nombre de fous sera moins considérable.

En terminant cette revue rapide, qui prouve jusqu'à l'évidence que chaque événement remarquable est la cause de folies plus ou moins nombreuses et qui portent le cachet de l'époque, nous ferons observer qu'il est tout simple que l'espèce de folie qu'on a désignée sous le nom de monomanie homicide se soit montrée chez quelques individus. Les détails étranges dont ces histoires étaient accompagnées frappaient les imaginations faibles et produisaient sur elles les faits que nous venons de signaler.

(Brierre de Boismont, « La Gazette médicale de Paris, 1831)
 


Source : lequotidiendumedecin.fr