Vous pointez la puissance détenue par les consultants au sein de l’institution hospitalière. Dans le même temps, les médecins, selon vous, auraient perdu en pouvoir de décision. Pour autant, c’est bien le chef de service de neurochirurgie qui est édité par Gallimard*.
J’oppose plutôt une nouvelle élite, héritière de l’Ena, à ce qu’étaient les élites d’autrefois constituées par les grands philosophes, écrivains, le chirurgien cardiaque, le peintre, le conservateur de musée. Certes quelques grandes voix du corps médical s’expriment dans les médias. Mais que sont devenues les élites ? Ce sont désormais ceux qui gèrent, les gestionnaires, soit les vrais détenteurs aujourd’hui du pouvoir. Cela n’est pas propre au système hospitalier, pas davantage à la France. Le phénomène date du début des années quatre-vingt. D’un système horizontal à plusieurs couches, nous sommes passés à un dispositif vertical. Les citoyens ont été remplacés par des individus coexistant au sein de multiples groupes sociaux, dont l’État aurait la charge, d’en haut. C’est une des conséquences directes de l’individualisme.
À cet égard, vous procédez à un décryptage du concept de gouvernance.
Ce mot de gouvernance s’est substitué à celui de direction, de présidence. Traduction : ce qui était gestion devient politique. Il y a confusion de deux fonctions. Qu’est-ce que la gestion ? C’est l’économie, la finance, l’argent. Or la politique désormais incarne ces valeurs. Autrement dit, au sein de l’hôpital, la gestion érigée au titre de problème dominant a propulsé le gestionnaire au rang d’administrant qui doit procéder, afin de générer des économies, à une intrusion dans l’ensemble du système de soins. Autrefois, on distinguait deux corps de métiers, les gestionnaires d’un côté, les soignants de l’autre. Les relations étaient alors aisées au sein de ce qu’on appelait les comités médicaux consultatifs. Chacun demeurait dans son rôle. Aujourd’hui, en raison d’une perte d’estime qu’éprouvent les gestionnaires à l’égard du corps soignant et surtout de l’intrusion de l’État dans toutes les activités humaines, ce nouvel administrant s’est hissé au niveau du politique, comme l’illustre le changement de nom de l’École nationale de santé publique en École des hautes études en santé publique. Cette nouvelle appellation traduit, s’il en était besoin, un changement de statut.
Pour un étudiant en médecine, serait-il plus important de lire Orwell qui avait imaginé cette novlangue qu’Hippocrate ?
Son roman « 1984 » est une façon de décrypter cette langue du management, comme des auteurs ont étudié le langage utilisé dans les systèmes politiques. Ces mots obèses - problématique pour problème, thématique pour thème, fonctionnalité pour fonction - ont pour objet d’intimider. Cela force au consentement et remplace la pensée par l’affect, comme le souligne Françoise Thom. Autrefois, lorsque le gestionnaire appelait à notre sens de la responsabilité, il invoquait les finances comme gardien des comptes, du bien public. Le gestionnaire était alors au service du corps soignant qui était au service du patient. Le langage a changé. Maintenant il se range derrière le patient qui n’est pour lui qu’un concept. Se produit donc une confusion des genres. C’est le gestionnaire qui se désigne au service du patient. Autrement dit, il s’autorise à s’immiscer au sein du parcours de soins dont il fait un circuit.
Pourquoi ce mot de circuit au lieu de parcours ?
Au parcours, on a ajouté l’idée de rapidité, de vitesse, on parle de virage ambulatoire, comme si nous étions embarqués sur une piste. Les propos que je rapporte en introduction du livre en témoignent : « Il faudrait transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux ». Or l’humain n’est pas une chose. Il est soumis à des impondérables, à des aléas. Dans ce système de vitesse et donc de rentabilité, tout se penserait en trois étapes : souffrir, soigner, circuler. Ces injonctions rendent fou celui qui est au centre, le soignant. Il ne peut intégrer la dimension de vitesse à tous ses actes et décisions. Car le système de santé fonctionne avec une certaine lenteur qui n’est pas une inertie mais liée à la contrainte du bon geste, du bon soin, et de l’échange.
Le titre du livre stigmatise l’industrialisation des soins à l’hôpital. Pour autant dans votre activité de neurochirurgien, vous vous êtes sûrement limité à la réalisation de certaines techniques opératoires afin peut-être d’être plus performant.
C’est vrai, on se spécialise dans certains gestes, mais aucun n’est de type industriel. Il n’y a pas deux opérations identiques. Opérer le cerveau d’un épileptique ne conduit jamais à la réalisation des mêmes gestes d’un patient à l’autre. C’est ce qui fait le métier passionnant. Au fond, et c’est fondamental, la transmission du geste – et donc du savoir-faire du chirurgien expérimenté à l’interne – est comparable à ce qui se déroulait dans l’atelier du peintre, chez Bruegel ou Rembrandt. Loin des processus industriels, c’est la singularité du geste qui domine. Apprendre un geste, c’est apprendre les obstacles et les facilités inattendus. Il n’y a pas de réelle reproductibilité, pas deux journées semblables. On est donc très loin d’un processus industriel, et très proche de l’artisanat.
Plus on se spécialise en médecine, plus on développe des modes de production qui relèvent de l’artisan ?
Je ne dirai pas tout à fait cela. L’hyperspécialisation est inhérente à la masse croissante des connaissances. Jusque dans les années quatre-vingt-dix, un neurochirurgien opérait tout ce qui relevait de sa discipline. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous nous réservons, chacun, un ou deux domaines(s) pointu(s). Au passage, c’est ce qui fait la singularité des CHU par rapport aux autres hôpitaux publics. Cette singularisation extrême de la compétence se rapproche de la singularité des artistes. Il y a toutefois une idée de transcendance dans l’art qui n’est pas retrouvée chez l’artisan. Le soin serait plutôt un art bénéficiant de moyens techniques considérables.
Au-delà des consultants et des soignants, c’est toutefois le politique qui est l’ultime responsable de l’organisation des soins. Or il est ici étrangement absent.
Parce que cela ne relève pas de mon domaine de compétences. Je décris un état de fait. La politique est devenue verticale. L’État s’intéresse aux individus. Il n’y a plus d’intermédiaires. On en voit les conséquences jusque dans les CHU.
Ma santé 2022 est-elle une bonne réforme ?
Je n’y vois pas l’ombre d’une mesure qui peut rassurer le corps soignant. Quant au plan d’aide de 10 milliards dévoilés par Edouard Philippe en novembre dernier, quelle en est la provenance ? À quels secteurs seront-ils retirés ? À la recherche, l’éducation, la culture, la justice ? Je suis signataire de cette tribune de près de 1 100 chefs de service qui menacent de démissionner. Au point où nous en sommes, il faut dire les choses. Cela peut commencer par une alerte qui passe par une démission.
Quels sont les autres facteurs explicatifs ?
Un manque d’estime, pas celle qui s’affiche, l’estime perçue. Le corps soignant a été, il y a une quinzaine d’années, désabusé avant d’être désenchanté. Aujourd’hui, il est en plein désarroi. L’attention n’est pas là. Ce qui a changé en vingt ans dans mon activité, c’est le grignotage progressif du temps consacré aux patients, aux soins. C’est aussi ce processus qui nous conduit à subir des mesures absurdes sous couvert d’une phase expérimentale sachant qu’elles deviendront pérennes. À dire vrai, je suis écouté mais plus entendu. L’explication financière de cet état de fait n’est pas suffisante. Et en nous demandant d’être managers, on nous rend partiellement responsables de ce qui ne marche pas. Or je ne serai jamais un manager.
Vous invoquez votre incompétence en politique. Pour autant vous livrez diagnostic et traitement sur un sujet hautement inflammable comme la question des retraites.
Nous sommes confrontés à une surconsommation des soins, conséquence d’un individualisme surgi en 1968, qui s’est développé dans les années quatre-vingt, conjointement à un État devenu centralisateur. Cette société d’individus grignote non seulement le bien public mais surtout l’esprit du bien public. Résultat : la cohésion sociale n’existe plus. Prôner la création d’un seul régime de retraite c’est défendre le principe d’équité, redonner le sens du collectif en assurant à chacun qu’il cotise au même système que son voisin. Au final, cela participe de la construction d’une société.
Si vous aviez une seule demande à présenter à Agnès Buzyn… ?
Faire en sorte que le corps soignant redevienne un sujet d’estime. Cela relève de la politique, pas des mots…
*L’hôpital, une nouvelle industrie, le langage comme symptôme. Collection Tract, N°12, éditions Gallimard, 48 pages, 3,90 euros.
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