P ARCE que la douceur lui est consubstancielle, le terrible personnage qu'incarne Bulle Ogier dans « Au but », de Thomas Bernhard, se charge d'une bouleversante humanité. Parce qu'il y a en elle quelque chose de détaché, d'absent - c'est la manière dont Bulle Ogier donne vie à son personnage - tout ce qu'il y a d'insupportable, d'inadmissible, de scandaleux dans les pensées de cette femme, nous parvient avec une profondeur, une complexité qui donnent sa couleur particulière à la mise en scène de Marie-Louise Bischofberger.
C'est un peu comme si cette femme avait depuis longtemps largué les amarres... Une femme qui ne cesse de parler et balaie ainsi toute sa vie. Elle est veuve depuis longtemps déjà. Son unique interlocuteur, pendant près d'une heure et demie, est sa fille, une fille qui n'est pas vaincue puisqu'elle vit là dans l'espoir de l'événement : elles vont, comme chaque année, se rendre pour l'été dans leur villégiature du bord de mer. Mais cette année un auteur dramatique les accompagne. La fille l'admire, la mère l'a invité sur un coup de tête qu'elle regrette bien sûr confusément...
Perles et joyaux, mais vipères et crapauds aussi : on est toujours un peu dans « les Fées » lorsque Thomas Bernhard donne la parole à un personnage. Faiseuse de théâtre, la mère se souvient, commente, disserte, toujours au passage égratignant sa fille qui, au flot des mots, n'oppose qu'une écoute patiente mais non pas résignée.
Le travail d'interprète d'Hélène Alexandridis est sur ce point remarquable. Méconnaissable sous sa perruque rousse, elle avale littéralement ses lèvres comme quelqu'un qui a depuis longtemps compris que rien ne servait de répliquer. Hélène Alexandridis joue du silence, du regard, des gestes, des déplacements, des postures, tout son corps dit cette jeune femme sacrifiée, tout son être donne au personnage une musicalité admirable qui impressionne et bouleverse.
Jérôme Nicolin nourrit l'auteur du mystère d'une belle présence élégante et décalée à la fois, imperceptiblement narquoise. Un homme aux aguets au cur d'un conflit idéal... pour un dramaturge et donc troublé, littéralement séduit. Tout cela, Jérôme Nicolin le donne à saisir avec subtilité.
Marie-Louise Bischofberger n'a pas cherché le spectaculaire, mais laisse au contraire peser le lent écoulement d'un temps qui n'est tendu que vers un but : ce bord de mer où l'on s'ennuie affreusement, la mère en convient. La cruauté féroce et l'humour dévastateur de Bernhard n'en sont que mieux mis en valeur. Sans doute une personnalité moins tendre que Bulle Ogier aurait-elle donné quelque chose de plus effrayant. Mais la douceur même de l'actrice, très concentrée sur son texte, donne quelque chose de vénéneux, de toxique à la situation, et c'est un supplément d'esprit rare.
MC93 de Bobigny, à 20 h 30 du mardi au samedi, à 15 h 30 le dimanche. Durée : 2 h 50 entracte compris. Jusqu'au 11 février (01.41.60.72.72). A noter, au Magic Cinéma de Bobigny, du 19 au 23 janvier, un cycle consacré à Bulle Ogier (01.41.60.12.34).
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