Roman historique

« Le Bal des folles » fait valser les carcans patriarcaux

Publié le 04/10/2021
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Le Bal des folles, premier roman de Victoria Mas, fut un grand succès littéraire à sa sortie en 2019 (Albin Michel). Alors qu’une adaptation filmographique est diffusée sur Prime Video, sa réédition aux éditions du Livre de poche est une belle occasion de découvrir une formidable fiction dont l’intrigue se déroule au cœur du « service des hystériques » de la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle.

Une leçon clinique à la Salpêtrière, André Brouillet (1887). Sur la partie droite du tableau, Jean-Martin Charcot et Joseph Babinski autour d’une patiente sous hypnose, Blanche Wittman.

Une leçon clinique à la Salpêtrière, André Brouillet (1887). Sur la partie droite du tableau, Jean-Martin Charcot et Joseph Babinski autour d’une patiente sous hypnose, Blanche Wittman.
Crédit photo : DR

« Vous êtes cordialement conviés au bal costumé de la mi-carême qui aura lieu le 18 mars 1885 à l’hôpital de la Salpêtrière. » Voici à quoi ressemble le carton d’invitation envoyé, chaque année, à l’élite parisienne quand approche le bal organisé par l’établissement. Au programme, orchestre et danse, buffet, et déguisements pour les patientes. Les aliénées de Charcot, dont tout le monde parle dans la capitale, excitent la curiosité autant qu’elles nourrissent les craintes. Et la romancière n’use pas de circonlocutions pour exprimer sa pensée : le temps d’une soirée, elles deviennent, au mieux, des « oiseaux exotiques », au pire, des « bêtes de foire ».

Quelques semaines avant l’événement, les préparatifs permettent aux « malades », ces femmes rejetées par leur famille et la société parce qu’elles nuisent à l’ordre public ou choquent la bienséance, d’échapper à la morosité de leur enfermement. Et c’est précisément à ce moment de l’année 1885 qu’Eugénie, jeune fille de bonne famille, est internée à la Salpêtrière pour spiritisme – elle a des hallucinations visuelles et auditives – sur ordre de son père.

Privation de libertés et absence d’horizon

Victoria Mas brosse également le portrait de Geneviève, l’infirmière qui supervise le secteur des folles, qui n’a, jusque-là, jamais dérogé aux règles de l’hôpital et idolâtre Jean-Martin Charcot, l’illustre neurologue. Mais aussi de Thèrese, la doyenne des malades, une ancienne prostituée qui a jadis tenté de tuer son souteneur et qui ne supporte plus, après 20 ans de détention, l’idée de sortir de l’hôpital. Et, enfin, il y a la jeune Louise, enfermée après un scandale familial (elle a été violée par son oncle).

L’adolescente aime participer aux démonstrations de Charcot. Chaque semaine, ce dernier choisit une patiente comme sujet d’étude pour le cours public qu’il donne dans l’auditorium. Il s’agit souvent d’une séance d’hypnose. Les spectateurs affluent : médecins, écrivains, journalistes, personnalités politiques, artistes. Louise rêve ainsi de devenir aussi connue que la fameuse Augustine quelques années plus tôt…

L’auteure prend résolument le parti des femmes. Au fil des pages, elle décrit la privation de libertés, l’absence d’horizon, le cruel manque d’intimité – les patientes dorment dans un immense dortoir – et l’ennui qui plombe. Comme le dit un des personnages féminins du roman, « attendre d’être libérée est un sentiment vain et insupportable ». Grâce à l’écriture empathique de Victoria Mas, le lecteur vit et comprend le cheminement intérieur de chacune de ces quatre femmes, jusqu’à la révolte. Leur rencontre scellera leur destin.

Une société « dominée par les pères et les maris »

Le roman n’évoque que très brièvement Charcot et s’attarde davantage sur Joseph Babinski, l’élève préféré du maître. Si, au début de sa carrière, le jeune homme adhère complètement aux idées de Charcot, on sait aussi qu’après la mort de ce dernier, il remettra en question les dérives théâtrales de sa clinique. Le neurologue Gilles de la Tourette fait également une apparition dans le livre, ainsi qu’Albert Londe, pionnier de la photographie médicale.

En alliant la précision historique à un sens du romanesque efficace, l’auteure décrit une société tragiquement « dominée par les pères et les maris ». Le Bal des folles délivre malgré tout de nombreux messages positifs. Cette fiction est, en effet, aussi un hymne à la différence et un manifeste de la sororité.

Céline Reichel


Source : lequotidiendumedecin.fr