C 'EST toute la pratique de l'échographie foetale et donc du dépistage prénatal qui pourrait être bouleversée par le fameux « arrêt Perruche ». La reconnaissance de la responsabilité civile du médecin dans le handicap de l'enfant établie par cette décision juridique remet en effet en question les formidables progrès accomplis dans ce domaine au cours de ces dernières années. Au point que certains médecins de renom, comme le Pr Israël Nisand, n'hésitent plus à en préconiser la limitation.
De nombreuses plaintes
Le 17 novembre dernier, la Cour de cassation décidait l'indemnisation de Nicolas Perruche, né avec un handicap lourd en raison d'une rubéole non détectée chez la mère au moment de la grossesse. Pour la première fois dans un tel cas, les magistrats ont établi un lien de causalité entre la faute du médecin, en l'occurrence l'absence de dépistage, et le handicap de l'enfant, ouvrant la voie à de nombreuses plaintes en justice. Trois autres affaires concernant des malformations foetales non dépistées à l'échographie devront d'ailleurs être tranchées à la fin du mois par la même juridiction. Seule cette décision pourra donc confirmer ou infirmer la jurisprudence introduite par l'arrêt Perruche.
Toutefois, les assureurs qui devront supporter le risque financier de telles indemnisations (voir encadré) et les spécialistes du dépistage prénatal n'ont pas voulu attendre la décision des magistrats pour se mobiliser et alerter l'opinion publique sur les conséquences d'une telle jurisprudence.
« Si l'arrêt de la Cour de cassation devait être confirmé, il provoquerait un effet pervers : celui de faire porter à une minorité (les médecins, NDLR) le poids financier de la totalité des handicaps », explique le Dr Laurent Bidat, gynécologue-obstétricien et expert près de la cour d'appel de Versailles. Cela aboutirait au paradoxe que les progrès réalisés dans le domaine du dépistage prénatal pour sécuriser la grossesse se retourneraient en définitive contre leurs auteurs. « Si l'échographie obstétricale a fait des progrès extraordinaires - on estime que 60 % des malformations sont effectivement détectées en période prénatale - on a tendance à oublier qu'elle reste un outil imparfait. On ne dépiste pas tout. Le dépistage est souvent fonction de nombreux paramètres comme la position de l'enfant, le type d'appareil utilisé, le type de malformations ou encore la compétence du médecin », poursuit le Dr Bidat.
Le maléfice du doute
Devant le risque juridique et financier encouru, les spécialistes n'auront donc plus, selon lui, que deux solutions : soit ne plus faire de dépistage, ce qui revient à faire un bond d'une trentaine d'années en arrière, soit au contraire pratiquer un dépistage de plus en plus « sensible » et favoriser les avortements thérapeutiques au moindre doute. Ce que les médecins appellent entre eux « le maléfice du doute ».
Plusieurs syndicats professionnels, comme le Syndicat national des gynécologues obstétriciens de France (SYNGOF) et le Syndicat national des ultrasonologistes diplômés (SNUD), ont déjà menacé d'arrêter les échographies de grossesse. Mais la plupart des spécialistes refusent de se laisser enfermer dans ce dilemme. « Ne plus faire de diagnostic prénatal serait insensé. D'un autre côté, l'obligation de résultat qui nous est désormais imposée va se traduire par un nombre important d'avortements d'enfants sains », explique le Pr Israël Nisand, qui dénonce, une fois de plus, la dérive eugéniste à laquelle pousse la société actuelle dans sa quête de l'enfant parfait. « La nuisance est ici de type santé publique : si le diagnostic prénatal aboutit à l'avortement injustifié pour une malformation mineure ou, pire, devant la seule annonce d'un doute, il faut le remettre en question parce qu'il est dangereux pour la population qui s'y soumet », poursuit-il.
Des règles déontologiques
Il préconise donc que la profession se dote de règles déontologiques dans ce domaine et définisse ce qui est utile ou inutile à dépister, car, selon lui, « en l'absence de règles, nous sommes amenés à pratiquer un acharnement diagnostique ».
Sa position personnelle, que l'on pourra juger sciemment provocatrice, est de limiter la recherche d'anomalies à ce qui est « susceptible de changer la conduite à tenir pendant la grossesse », à savoir les anomalies graves, celles qui peuvent faire l'objet d'un traitement in utero et celles qui peuvent être traitées dès la naissance.
Une position qui, évidemment, ne fait pas l'unanimité. « On ne peut pas décider a priori de limiter délibérément une exploration médicale alors qu'elle doit justement apporter un bénéfice pour le patient. Et quand bien même on l'adopterait, sous la contrainte des événements, je ne vois pas comment la mettre en uvre et en quoi elle limiterait les poursuites », réagit le Dr Roger Bessis, président du Collège d'échographie ftale. Pour ce dernier, ce n'est pas aux médecins de censurer leur pratique, mais bien à la société d'accepter les finalité du dépistage et donc l'imprévisible.
Car les conséquences de l'arrêt Perruche, c'est également la remise en cause de la place du handicapé dans la société. « Avec l'arrêt Perruche, l'idée que le handicapé est une erreur de la nature franchit un cran supplémentaire, estime le Pr Nisand. Au lieu que le handicapé soit pris en charge solidairement par la société et la Sécurité sociale, on se retrouve dans une situation où la Sécurité sociale se porte partie civile pour récupérer les frais auprès du médecin qui a permis sa mise au monde ».
Derrière les préoccupations éthiques, les enjeux financiers
Ce n'est pas tout à fait un hasard si ce sont les deux plus importants assureurs du corps médical français, le Sou médical et la MACSF, qui ont invité le Pr Nisand à s'exprimer sur les préoccupations des échographistes. Derrière les conséquences éthiques sur lesquelles ce dernier s'est longuement exprimé, il y a d'énormes enjeux financiers.
En effet, dans les cas de responsabilité civile professionnelle, l'indemnisation pour préjudice moral varie entre 50 000 et 500 000 F, mais, concernant l'affaire Perruche, l'indemnisation du préjudice subi par l'enfant, dont le montant n'a pas encore été fixé, devrait être beaucoup plus importante.
« Si l'on raisonne sur la base des préjudices corporels, on peut penser que l'ensemble des primes d'assurance versées par les médecins concernés seraient absorbées par un seul sinistre », estime Nicolas Gombault, le directeur général du Sou médical.
Cette éventualité pose un gros problème à ces deux assureurs, qui sont des mutuelles, car nombreuses sont les compagnies d'assurances qui ont déjà renoncé à assurer les spécialités médicales à risque. « De 40 il y a quelques années, nous ne sommes plus que 6 à assurer la responsabilité civile professionnelle. Nous ne refuserons pas d'assurer les médecins pratiquant l'échographie, mais leur prime sera fonction du risque actuariel fixé par les experts. Or, sur une population de 6 000à 7 000 cotisants, l'augmentation de ces primes risque d'être massive », prévient le président du Sou médical, Jean-Louis Portos.
Un problème d'autant plus délicat qu'il existe une inégalité entre les médecins échographistes exerçant à l'hôpital et en ville. « A l'hôpital, si une malformation n'est pas dépistée, c'est l'établissement, donc la Sécurité sociale, qui prend en charge l'indemnisation pour faute. En ville, au contraire, la Sécurité sociale se retourne contre le médecin et son assureur pour se faire rembourser les frais survenus en raison de cette faute », observe Nicolas Gombault.
Tout en restant discrets, les assureurs souhaitent donc que le gouvernement légifère dans ce domaine et inclut ce risque dans la prochaine loi sur l'aléa thérapeutique. « Les autorités de tutelle doivent prendre leurs responsabilités, explique Jean-Louis Portos, et la Sécurité sociale doit se déterminer à ce sujet sur le plan éthique. »
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