« C ETTE épizootie de fièvre aphteuse, on peut dire que c'est le bouquet ! », s'exclame le Dr Hervé Ozier, installé depuis 25 ans à Plougonven, un gros bourg du Finistère (1 300 habitants), à moins de 10 km de la côte.
« Ils avaient déjà eu droit aux quotas laitiers, dans les années quatre-vingt, qui étaient tombés sur beaucoup d'éleveurs lourdement endettés, les condamnant à de fortes pénalités pour les empêcher de produire, se souvient ce généraliste, qui entonne la litanie des drames successifs traversés par le monde agricole. Un peu plus tard, les porcheries industrielles, seules à bien s'en sortir à l'époque, étaient montrées du doigt, en raison du préjudice qu'elles faisaient subir à la santé humaine, en polluant les nappes phréatiques avec les nitrates. Après, ce fut l'ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) : la mévente des bêtes, l'effondrement des cours, la suspicion sur tous et la peur de l'avenir qui l'accompagne. Les agriculteurs de ma région étaient déjà tétanisés. Alors, vraiment, cette affaire de fièvre aphteuse, c'est le bouquet ! »
Pour l'heure, en attendant de savoir s'ils sont ou non touchés ou si un miracle va se produire, « les éleveurs, jeunes et vieux, petits et gros, en ont marre. C'est la déprime générale. Avec les risques de verser dans des actions de violence aveugle et désespérée ».
La peste
« Si l'épizootie de fièvre aphteuse nous touche, la psychose risque d'être plus grave encore que pour la vache folle », pronostique le Dr Henri Paistel, installé à Noyal-Pontivy (Morbihan).
Ce généraliste se souvient avec angoisse de la dernière épidémie qui avait frappé la France, en 1974 : « A l'époque, c'était, littéralement, la peste. Et la Bretagne était la pestiférée du pays. Je me rappelle l'armée déployée dans tout le département du Morbihan, avec les routes bloquées, les écoles fermées. Toute la vie sociale était paralysée : plus de matches de foot, les fest-nooz (fêtes villageoises bretonnes, NDLR) annulées. Cette fois-ci, le battage médiatique aidant, ça risque d'être pire encore. Ajoutez à cela que nous ne nous sommes pas encore relevés de la marée noire. »
L'arrivée des gendarmes
Le Dr Jean-Yves Hascoet est installé depuis 1985 à Rosperden, une petite ville de 7 000 habitants située à 15 km de la mer, dans le Finistère. Ce petit-fils d'agriculteur breton a, dans sa clientèle, deux éleveurs qui ont été directement touchés par l'épidémie de vache folle : « Deux exploitants arrivés à la quarantaine, qui élevaient des laitières, respectivement 50 et 70 têtes. Des élevages traditionnels non intensifs. Tous deux excellents professionnels, ils n'ont rien compris quand, lors d'un vêlage, ils ont eu une bête détectée positive. Après, c'est l'arrivée des gendarmes, la ferme déclarée zone interdite, les bêtes euthanasiées et brûlées. Personne ne comprend pourquoi c'est arrivé. Alors, forcément, c'est la hantise générale que "ça" revienne, chez n'importe qui. La psychose se répand dans tout le voisinage. »
Dans le pays, il y a aujourd'hui dix fois moins d'agriculteurs que dans les années soixante-dix, mais ceux qui restent ne tiendront pas tous le coup : « Parmi les jeunes, un certain nombre essayent de s'en tirer en se lançant dans la qualité et le bio. Aujourd'hui, on a fini par comprendre que l'ère du poulet de 21 jours était révolue. Mais tous ne pourront pas rebondir, car le surendettement est général. »
La déprime ambiante précipite-t-elle des passages à l'acte suicidaires ? « Nous avons toujours été classés parmi les régions au plus fort taux de suicide, note le Dr Hascoet, mais je ne crois pas que ce soit directement imputable à la crise agricole. Incontestablement, le premier facteur incriminé, c'est l'alcoolisme. L'alcool a longtemps été considéré comme un fortifiant dans le monde rural. Et aujourd'hui, c'est la drogue du pauvre, qui console de la misère sociale. »
Un retentissement moral terrible
Ce sentiment d'un monde agricole en proie à une dépression aussi sévère que générale, tous les interlocuteurs du « Quotidien » s'en font l'écho. « Ils sont acculés sous la pression financière et ils vivent ce drame avec la conviction qu'ils sont des victimes, observe le Dr Michel Espinasouze, de Malmont (Corrèze). Le retentissement moral est terrible. »
« Les gens éprouvent le sentiment que plus personne ne contrôle plus rien et que nos dirigeants marchent sur la tête. Ils sont gagnés par l'impression d'être abandonnés, estime le Dr Ginesta , psychiatre à Périgueux . Le malaise est profond. La suite ? Certains sont en proie à l'abattement, d'autres sont saisis par la colère. Mais, ici, on n'est toujours pas remis de la tempête : mon lot quotidien, ce sont des patients victimes des grosses séquelles qu'elle a laissées dans les esprits. Alors, quand vous ajoutez à ça la vache folle et la fièvre aphteuse... » Le Dr Ginesta lance brutalement son pronostic : « Ça va chauffer ! »
A Mende, chef-lieu de Corrèze où elle est généraliste, le Dr Jacqueline Guillère a eu à connaître d'une crise de panique, à propos de la vache folle : « Ce n'était pas un éleveur, mais une consommatrice de Mc Do, tout à coup affolée à l'idée d'avoir attrapé la maladie, que j'ai dû envoyer chez un psychiatre. Autrement, chez nous, les conséquences de la crise sont dans tous les esprits. Je ne parlerai pas de déprime, mais de déception. Pour un paysan, chaque bête est un capital. C'est dramatique pour les vieux qui laissent tomber. Quant aux jeunes, tous ne veulent ni ne peuvent se battre. »
« Imaginez leur désarroi, surenchérit le Dr André Millon, de L'Horme (Loire), quand, après avoir renoncé à leur élevage de taurillons, les bêtes étant devenues invendables, ils se reconvertissent dans le mouton, et voilà la fièvre aphteuse qui leur tombe dessus ! Ils ont beau être intelligents comme des entrepreneurs, éprouver l'amour ancestral de leur métier, être épaulés financièrement par des épouses qui sont institutrices ou infirmières et qui, en prime, font les marchés avec leurs produits fermiers, ils ont beau se regrouper en GAEC (groupement agricole d'exploitation en commun), peuvent-ils tenir longtemps sous le choc ? Avec, de plus, la pression médiatique qui entretient la grande peur sur l'alimentation. Aujourd'hui, c'est elle le loup garou qui fait trembler dans les chaumières. »
« On est en plein délire »
A en croire plusieurs des interlocuteurs du « Quotidien », les médias, voilà l'ennemi en ces temps de crise. Telle est la conviction du Dr Jean Dugué, généraliste à Saintes (Charente-Maritime), et ancien président de l'UNOF : « Les télévisions nous matraquent avec des images apocalyptiques de montagnes de cadavres de moutons. On est en plein délire. Autrefois, je me souviens, dans l'exploitation de mon grand-père, quand une bête avait la fièvre aphteuse, on faisait simplement bouillir son lait un peu plus longtemps et personne ne songeait à l'euthanasier. C'est ce que me racontait un vieux patient viticulteur indigné par la disproportion entre la réalité du danger et les mesures de précautions adoptées. On a perdu toute notion de hiérarchie dans les risques. Chaque année, il y a 8 000 tués sur les routes et personne ne songe à interdire l'automobile. Dans le même temps, on a en tout deux ou trois morts de l'ESB et c'est la panique. Quant à la fièvre aphteuse, avec zéro mort, voyez le travail ! »
Et le Dr Dugué de faire référence aux articles, dans les colonnes du « Quotidien », du Pr Maurice Tubiana, qui bataille pour une juste appréciation des vrais dangers qui menacent la santé publique : le tabac et l'alcool.
Pour l'heure, après tant de drames accumulés, le désespoir envahit les cœurs. « Notre rôle de médecin, conclut le Dr Ozier, pour traiter, ce n'est pas la prescription médicamenteuse, c'est l'écoute et le dialogue. » Une mission d'autant plus délicate à remplir que la déflation démographique médicale reflète et, parfois, amplifie la désertification des campagnes. « Dans les cantons, soupire le Dr Hascoet, après le départ du curé, c'est maintenant au tour du médecin de s'en aller. »
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