N E à Pest en 1860, dans une Hongrie qui s'est en vain soulevée en 1848 contre les Habsbourg, Theodor Herzl apparaît dans une famille juive peu religieuse ; ses parents, Jacob Herzl et Jeanette Diamant, viennent de milieux négociants ayant investi dans les transports et le bois. En 1873, un krach boursier ruine les banques, dont l'une, le Kreditanstalt, appartient aux Rothschild, et une agitation antijuive, très violente, se déclare en Hongrie. Le petit « Dozi » est donc le jeune témoin d'une haine qui touche son peuple, un peuple dont la situation se détériore toujours, alors même, constate-t-il, que l'émancipation se réalise mieux.
Lorsque la famille s'installe à Vienne, en 1878, l'étudiant Herzl sent que le rampant ressentiment contre des juifs trop brillants, a gagné la « gemütlich » capitale des valses et des chocolats mousseux. Bientôt, l'agitateur antisémite Karl Lüger chante l'air connu du populisme haineux. Et, bien sûr, il y a plus tard le choc célèbre : correspondant à Paris du journal la « Neue Freie Presse », Theodor Herzl couvre, à partir de novembre 1894, l'affaire Dreyfus. Au moment du verdict et à la sortie du « traître », retentissent des « Sale juif ! Judas ! », qui stupéfient Herzl, par ailleurs impressionné par le calme de l'accusé qu'il croit lui-même coupable.
La découverte d'une France antisémite, travaillée au corps par le pamphlétaire Drumont (2), confirme pour lui l'existence d'un échec général de l'assimilation. Lorsque les juifs ne forment pas des troupeaux misérables, dignes des haillons médiévaux, l'extrême réussite de grands banquiers aristocrates (baron Hirch, sir Montefiore, lord Rothschild) ne sert qu'à attiser la haine populaire. La seule solution ne peut être que l'existence d'un Etat juif, sur les lieux de l'antique Sion, la Palestine ottomane ; idée que Herzl fera triompher lors du premier congrès sioniste (3), à Bâle en 1897. Parmi les réticences rencontrées par le pionnier, on peut citer celle du très établi lord Nathaniel Rothschild, qui rétorque à Theodor : « Une colonisation, bon ! Mais pourquoi en Palestine ? La Palestine sonne trop juif ! »
Metteur en scène
On se noie facilement dans une biographie. Mais S.A. Rozenblum nous restitue une image fort claire. Theodor Herzl avait un physique altier, une barbe majestueuse, une conception esthète, et même dandy, de l'existence. Il est intéressant de lire qu'à partir de 1888 il engloutit sa vie dans l'écriture et la représentation de pièces de théâtre. Mais ses uvres semblent manquer de vie, ses personnages sont figés et l'échec est là. L'un des intéressants fils conducteurs pourrait être que Herzl, blessé dans la sphère privée, deviendra le metteur en scène du sionisme. Conférences, organisations, congrès, mise en place de fonds monétaires seront, eux, des créations réussies.
Serge-Allain Rozenblum est un intense conteur. Il nous rend douloureux les différents voyages que Theodor fait à Constantinople (1902) pour tenter de convaincre le sultan Abdul Hamid d'accorder aux juifs une terre de son Empire. En échange de cette « charte », Herzl propose de racheter la dette de la Turquie, « l'homme malade de l'Europe », mais les montages financiers se cassent la figure ; de plus, il lui faut parler de la Palestine en évitant de parler de Jérusalem. Tout cet épisode se fait sur fond de turqueries franchement comiques : cadeaux de part et d'autre, interminables attentes et secrétaires obséquieux ponctuent des rencontres avec un sultan bienveillant comme un loukoum. Mais Theodor est floué, il a été manipulé par les Français et le sultan.
Courant les capitales, en repassant brièvement voir les siens en Autriche, Herzl maudit, à 40 ans, « ce mouvement qui m'a rendu vieux, fatigué et pauvre ». Il n'a pas inventé le sionisme et il meurt alors que l'on débat encore de l'idée anglaise d'établir une colonie juive en Ouganda. Au regard de la situation actuelle, on appréciera peut-être la remarque merveilleuse de Theodor : « Les plus grandes réalisations de ce monde ont commencé par être des rêves. En passant à la réalité, elles continuent d'être des rêves. »
Kiron/Editions du Félin, 680 pages, 169 F (25,76 euros).
(1) Journaliste, écrivain, diplômé en sciences politiques, il a publié de nombreux ouvrages, tel que « Judaïsme et droits de l'homme » (Edition Librairie des libertés, 1984).
(2) Journaliste et pamphlétaire, auteur de « la France juive », 1886.
(3) Bien que souvent cité, le terme sioniste n'est pas forcément transparent. Au départ, Sion est le nom de la citadelle qui défendait Jérusalem, la cité de David ; il signifie ensuite Jérusalem tout entière, puis par métonymie, le peuple qui y vivait, c'est-à-dire les juifs.
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