Entretien avec Georges Didi-Huberman

Médecine et histoire de l'art, des images communes ?

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Publié le 06/07/2023
Historien de l’art, philosophe, grand lecteur, Georges Didi-Huberman échappe à toute tentative de réduction à une seule expertise. Cette œuvre d’une grande richesse, d’une belle érudition, est aussi engagée. Mais au-delà de la diversité, elle est travaillée par la question de l’image, de son usage, de sa permanence. Y aurait-il là un lien à retisser entre art et médecine ? Imagerie médicale et esthétique ?
Georges Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman
Crédit photo : Patrice Normand

La Peste noire, celle de 1348, n’a pas fait l’objet de représentation par les peintres de la Renaissance alors qu’elle serait à l’origine de 43 millions de décès (1). Comment expliquer cette absence ? La maladie, la mort ne seraient donc pas des sujets iconographiques ?

Le texte que vous évoquez a été précédé par un livre intitulé Mémorandum de la peste* qui était lié à une recherche documentaire menée à l’époque où je travaillais au Théâtre national de Strasbourg comme dramaturge auprès de Jean-Pierre Vincent. Le spectacle a été présenté à Avignon dans la Cour d’honneur du palais des Papes. La peste est cette maladie terrible qui a ravagé l’Europe à plusieurs reprises. Mais du fait de la difficulté à se représenter ce qu’était cette maladie, on ignorait tout de l’agent pathogène, l’imagination des populations devenait folle, délétère. Et se débridait complètement, de manière pathologique. La peste est un déclencheur de paranoïa. Le livre avait pour sous-titre « le fléau d’imaginer ». L’imagination est ici capitale. Notre rapport au corps repose sur l’imagination. Certes les cours de biologie nous transmettent des notions. Mais il est difficile de se représenter ce qu’est le corps. À ce moment-là, l’imagination prend le relais. Elle est dotée d’une puissance incroyable, bonne ou mauvaise. Quel est le rapport entre l’imagination et le mal décliné sous toutes ses formes ? Je m’interroge encore aujourd’hui sur ce lien.

Pourquoi Giorgio Vasari dans son ouvrage princeps ne parle-t-il quasiment pas de la peste ?

Rappelons que c’est le créateur de notre histoire de l’art occidental. Il entreprend d’écrire une histoire triomphaliste, nationaliste. Tout ce qui précède la Renaissance est délégitimé. Or la peste évoque le Moyen-Âge. Bien sûr, il y aura des épisodes de peste au XVIIIe siècle. Pour autant la peste de 1348, pas si lointaine, doit être reléguée dans le tréfonds de l’histoire. Il vaut mieux parler des triomphes que là où cela fait mal.

Vous évoquez le silence des images…

Il y a une difficulté à représenter la maladie. Citons toutefois un contre-exemple. Dans l’iconographie de saint Roch, on dispose d’une représentation précise du bubon. Mais le versant catastrophique de cette hécatombe apparaît très peu dans les programmes iconographiques. Depuis toutefois le travail pionnier d’Abi Warburg, l’un des enjeux de cette histoire de l’art est d’aller au-delà de l’iconographie, c’est-à-dire au-delà de ce que les images représentent. Le travail des historiens de l’art tel que je le conçois présente des similitudes avec celui des médecins, à savoir, il relève d’un travail symptomatologique.

Ce mot « symptôme » revient très souvent dans votre œuvre.

J’ai une double formation de philosophe et d’historien de l’art. En philosophie, j’ai étudié avec François Dagonet, épistémologue et médecin. Dans le cadre d’un travail sur l’hystérie à la Salpêtrière, j’ai opéré la distinction entre deux définitions du symptôme. Dans la sémiologie médicale classique, on recherche un symptôme de…, une lésion cérébrale qu’on ne trouvera pas bien sûr dans l’hystérie. Puis arrive Freud qui soulève des questions fondamentales à la médecine. Sa définition du symptôme est totalement différente. Le symptôme n’est pas le signe d’une maladie. C’est une autre sémiologie. Je me suis efforcé avec d’autres outils de formuler une idée du symptôme qui ne serait pas seulement le signe d’une substance pathologique de base. Que signifie le mot « symptôme » ? Il signifie « tomber avec ». En fait cela a voir avec la pratique même de la peinture. Vermeer par exemple fait couler de la peinture. Personne ne le voit alors que c’est évident. C’est un symptôme et donc un régime de signification complètement différent. Cela ne représente pas mais indique symptômalement quelque chose.

Vous opposez pour cette période de la peste frontalement les médecins aux écrivains.

D’un côté, les médecins face à l’énigme tournent en rond. On n’a pas trouvé la cause de la maladie. Un traité d’alors intitulé Remède souverain contre la peste conseillait alors « de mourir bien ». Comment mieux traduire le désarroi général ? Il ne faut peut-être pas ironiser. Quant à l’Église, elle privilégie la grande culpabilisation. La messe dominicale sera un grand foyer de dissémination avec le baiser de la paix qui achève la cérémonie dominicale.

Vous citez le grand pèlerinage de 1350 organisé à Rome. De très nombreux visiteurs seront contaminés. Il y a là un écho avec la dernière pandémie.

En effet. Il y a aussi des attitudes très singulières. Celle de Boccace est exemplaire parce qu’humaniste. C’est un lecteur des auteurs de l’Antiquité grecque et romaine qui dans leurs œuvres ont évoqué la peste. Il adopte une attitude, un point de vue qui nous paraît incroyable, celui de la joie malgré tout. Il y est question du désir, de la mort et d’un savoir anthropologique sur la condition humaine.

Ce savoir est transformé en profondeur par l’imagerie médicale moderne. Le récit qui ouvre cet autre livre (2) paru également en 2023 et consacré aux émotions rapporte un élément autobiographique, celui de votre coronarographie. On peut être surpris de l’irruption de l’intime.

Un catalogue de l’histoire de l’art défend une position philosophique, même s’il l’ignore comme nous l’apprend la psychanalyse. En second lieu, il propose une attitude subjective même s’il ne le sait pas. Autant clarifier où l’on se situe en tant qu’écrivant. Je déteste le narcissisme des romans contemporains. Marcel Proust ne se raconte pas dans la Recherche du temps perdu. Il raconte en revanche comment il voit le monde. Walter Benjamin s’inscrit dans ce sillon lorsqu’il évoque son enfance berlinoise. Il voit le monde à travers ses yeux d’enfant. En fait je me pose toujours la même question, à savoir comment regarder. Je crois savoir, mais c’est à vérifier, que la plus grande production d’images quotidiennes dans le monde est réalisée par l’imagerie médicale. Il est magnifique de pouvoir déchiffrer, lire avec un minimum d’effraction l’image de son propre cœur. Lorsqu’un radiologue me montre une échographie, il voit quelque chose que je n’ai pas observé. L’amateur de corrida relève des passes, des mouvements chorégraphiques que j’avais ignorés. Autant de moments différents qui témoignent de la grande différence entre voir et regarder. Les œuvres d’art, la peinture que j’aime ne sont pas seulement à voir mais à regarder. C’est d’autant plus puissant que lorsque l’on regarde, on est regardé en retour. J’ai intitulé un livre « ce que nous voyons, ce qui nous regarde ». Il y a du coup cette réciprocité. Dans le regard, il y a aussi quelque chose qui va vers le toucher. Et dans le toucher, on se dirige vers le dedans. La conclusion en serait le rapport sexuel. On retrouve ce processus dans l’histoire de l’art. Les cellules des moines dominicains à San Marco à Florence, là où Fra Angelico a peint ses fresques, utilisent la couleur des tissus dont sont habillés les moines. Ils sont en face d’une image qui porte la même teinte que leurs vêtements. Ils sont aussi à l’intérieur de ces fresques. Lorsque l’on regarde une image, on est à la fois devant et dedans. C’est ce qui m’est arrivé lors de cette coronarographie où j’avais en face de moi une image vidéo d’assez mauvaise qualité mais douée de ce mouvement vital qui est ma vie. Il est là, devant moi. De plus, j’avais ce cathéter qui allait jusqu’au cœur. Il produisait une sensation étrange qui n’était pas franchement une douleur. On devrait réfléchir sur cette phénoménologie de la sensation créée par la médecine moderne. Mon cardiologue a d’ailleurs subi le même examen. Depuis, notre dialogue est plus riche.

Pour un historien, un philosophe de l’image, voir son propre cœur modifie-t-il ses catégories de pensée ?

La profession d’historien de l’art n’ajoute à rien au fait d’être bouleversé par la vision de son cœur. Qu’est-ce qu’une image ? Pourquoi voir une image est-il si important ? Pourquoi cela nous émeut parfois ? Pourquoi une image nous ment-elle ? Il faut savoir critiquer une image. Lire une image lorsque l’on est médecin, c’est aussi critiquer ce que l’on voit. On discrimine les éléments pertinents de ceux qui ne le sont pas. Cela m’a permis de déplacer une angoisse, évidemment et de la transformer en interrogation philosophique. Regarder, ce n’est pas seulement voir ce qui est devant nous.              

Les médecins se limitent à ce seul exercice.

Non, car le médecin merveilleux qui a réalisé cet examen regardait l’image, se réglait sur elle. Il avait aussi un tact salvateur qui produisait chez moi une sensation. Il lui appartient en propre. Ce n’est pas seulement un savoir-faire. Tous les médecins n’en disposent pas de la même manière. Il y a chez certains oncologues une déshumanisation certaine. Ils parlent à des données devant leur ordinateur, non à un patient. Il faut avoir une formation pour affronter l’angoisse du malade. Tous ces médecins ont des patients. Mais le malade dans cette situation n’a pas de médecin. Dans ce premier travail sur la Salpêtrière que nous avons déjà évoqué, il y avait alors une rage à représenter l’hystérie à partir de la photographie, des moulages, et toutes les méthodes d’enregistrement au mépris d’une écoute. C’est là l’apport extraordinaire de Freud. On va d’abord écouter le souffrant. Écouter, entendre sa syntaxe, ses silences, ce qu’il ne sait pas, c’est l’équivalent de regarder.

L’image médicale, examen objectif, participe à la disparition de la clinique, telle que Michel Foucault en a retracé l’archéologie. L’image n’est-elle pas dangereuse ?

Le dernier chapitre du livre maître de Michel Foucault, Naissance de la clinique, porte sur l’esthétique. Le reste de l’ouvrage est consacré à la critique du discours. Je me suis attaché à étudier les images. Exemple, une hystérique est en crise. On lui met une camisole de crise. Mais on prend toutefois une photo. Mais pourquoi la photographier ? Une image médicale est conçue pour apporter une information. Ce qui n’est pas ici le cas. On demande aux images un supplément, un résultat, un mot d’ordre. Et c’est une catastrophe.

Aujourd’hui, le discours médical est disqualifié par la puissance de l’image. Le patient réclame son IRM, son échographie, seules preuves objectives de son mal.

Le lien entre l’iconographie médicale, historique et même l’histoire de l’art, c’est l’obsession de la preuve par l’image. Dans quelle mesure une image apporte-t-elle une preuve ? Qu’est-ce qu’une preuve ? Nous sommes là dans un questionnement éthique, juridique, philosophique. Lorsqu’un patient réclame son imagerie, on est là dans le domaine de la convention, voire de l’idéologie qu’il est bon de critiquer. Le travail mené par Michel Foucault à son époque mériterait d’être prolongé sur ces pseudo-outils de certitude.

1. L’Humanisme altéré. La ressemblance inquiète. Tome I. Collection Art et artistes. Éditions Gallimard. 2023. 221 pages. 21 euros.
2. Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects. Tome I. Éditions de Minuit. 2023. 532 pages. 27 euros.
* Éditions Christian Bourgois.
Article non relu.


Source : lequotidiendumedecin.fr