Notre confrère L. Nass vient de publier un roman qui fait un certain bruit dans le monde médical et même dans l'autre. C'est l'histoire, habilement contée d'ailleurs, d'un médecin que la fatalité poursuit avec un acharnement rare. Je ne sache pas que depuis Oreste, de tragique mémoire, pareille avalanche d'infortunes se soit abattue sur un être humain. Ce n'est pas assez, en effet, que ce petit paysan morvandiau, une fois docteur, échoue piteusement à Paris, il faut encore que, rabroué par ses confrères, il soit odieusement cocufié par celui d'entre eux qui, seul, lui avait manifesté quelque sympathie.
Désespéré, il quitte alors la ville maudite, non sans avoir fait un beau sermon à l'amant de sa femme, et s'en retourne au pays natal, là-bas, dans un village du Morvan. Il y retrouve ses parents et de vieux amis qui l'accueillent à bras ouverts, mais il retrouve aussi la fatalité ou, si l'on aime mieux, la guigne qui ne l'abandonnera plus ;
Praticien exercé, accoucheur et chirurgien, son cœur déborde de charité agissante et il n'aspire, comme il l'a toujours fait jusqu'ici, qu'à rendre à ceux de ses semblables devenus ses clients tous les services dont il se sent capable.
Ses débuts sont heureux et même brillants. Il exécute entre autres et réussit, avec des aides improvisées une " césarienne " qui aurait dû le couvrir de gloire ;
Mais il est voué aux pires malheurs et, peu de temps après ce succès opératoire, sur les racontars d'une vieille bigote dont il n'a pas su capter les bonnes grâces, il est accusé d'avoir criminellement fait avorter une jeune fille du pays.
Malgré l'absurdité d'une telle accusation et les preuves accumulées de son innocence, il est traîné aux assises et condamné.
Nous retrouvons ce malheureux, aux dernières pages du livre, triste épave rejetée hors de la confrérie, placier pour une maison de bandages herniaires.
Ainsi finit cette épopée lamentable. Que nous apprend-elle et quel but a poursuivi l'auteur en l'écrivant ?
Le monde se détourne de nous ou, s'il s'en occupe, c'est pour nous détrousser
Le titre lui-même nous laisse déjà deviner le fond de sa pensée. Ces pauvres docteurs ! Rien ne peut aujourd'hui égaler leur misère. Notre rôle est fini ; le monde se détourne de nous, ou, s'il s'en occupe, c'est pour nous détrousser. L'État, les administrations, toutes les collectivités, les mutualistes en tête, et, par-dessus tout la magistrature, nous ont voué une haine terrible.
Sus aux médecins ! Voilà le cri de guerre poussé par nos contemporains.
Résultat actuel : la médecine pratique ne nourrit plus ceux qui l'exercent. Il est possible que notre confrère ait raison et, puisque tout le monde le dit, il faut bien croire que notre profession traverse une crise grave. Mais à qui la faute ? Et quel remède faut-il opposer à cette situation pénible ?
Malgré l'opinion du professeur Pinard et les éloges qu'il fait du livre dans une chaleureuse préface, je me permets de penser que nous ne sommes peut-être pas aussi malades qu'on veut bien le dire et, en tout cas, pas de la façon qu'on le dit. Il me semble aussi qu'il doit y avoir d’autres remèdes à nos maux que de les tambouriner à tous les carrefours de la publicité.
Et d'abord la thèse de M. Nass, telle du moins qu'il nous la présente, est fausse d'un bout à l'autre, et elle est fausse parce qu'elle est contraire à la logique et aux faits. Non, il n'est pas vrai qu'un homme doué, comme l'est Henri Cadour, médecin jusqu'aux moelles, l'œil bon, la main preste et pouvant tour à tour, et avec un égal succès, faire de la médecine, de la chirurgie ou des accouchements, il n'est pas vrai qu'un tel homme, fût-il scrupuleux jusqu'à la naïveté, se heurte dans la vie réelle à tant et de si cruels déboires. Des lutteurs de cette trempe s'imposent un jour ou l'autre au succès.
Une disette croissante de malades qui paient des honoraires de moins en moins élevés
Mais en écrivant son roman, M. Nass n'a pas voulu seulement nous conter les aventures plus ou moins dramatiques et plus ou moins vraisemblables d'un personnage imaginé par lui. Son héros est un symbole. C'est le médecin contemporain dont il a voulu par ce récit dévoiler la détresse ; de telle sorte que ce livre est aussi bien un plaidoyer pro domo qu'un dithyrambe contre la magistrature. Il condense en une formule émouvante les plaintes et les revendications éparses, depuis plusieurs années, dans des feuilles spéciales et dont voici les principales : à la disette croissante des malades correspond une augmentation régulière de praticiens, et non seulement les clients diminuent de nombre, mais ils paient des honoraires de moins en moins élevés. Les administrations, les sociétés mutuelles, les compagnies d'assurances, en un mot toutes les collectivités, semblent liguées contre nous. Nous périssons si l'on ne nous vient en aide, et chacun de proposer un remède dont le dernier est toujours le meilleur. Voilà le thème. Voici la vérité.
Les administrations qui nous bernent et nous grugent sont assaillies de demandes de places par de jeunes confrères que démange le prurit du succès ; les sociétés de secours mutuel trouvent autant qu'elles en désirent, des médecins prêts à soigner leurs membres à des prix dérisoires et, dans toutes les villes de quelque importance, les maîtres de notre art, professeurs, agrégés et candidats à ces grades ou leurs émules libres, offrent dans les hôpitaux et les polycliniques leurs soins gratuits aux malades, riches ou pauvres, qui viennent les leur réclamer.
Pour des interventions naguère tarifées entre 2 000 et 3 000 francs, le public trouve aujourd’hui des chirurgiens faisant la même besogne pour quinze louis et même moins… Et l'on s'étonne que ce bon public, soigneux de sa bourse autant que de sa peau, coure tout naturellement à ceux d'entre nous qui lui font les yeux et les prix les plus doux.
Voilà la vérité toute crue.
Le mal est en nous et provient en grande partie de nous. À quoi riment alors ces lamentations et les histoires qu'on nous conte ?
Un confrère, faisant comme moi la critique de " Pauvres docteurs " après de grands éloges du livre écrit ceci : "Cadour est un homme du passé, un de ces praticiens qu'ont connu nos pères, mais que l'évolution a fait disparaître, et que nous ne verrons plus. Il devait donc être vaincu ; il l'a été et c'est juste ". Et il est vaincu par la faute de cette évolution à laquelle nous avons tous concouru ; nous avons raillé l'ancienne médecine, " éclairé le peuple ", pratiqué l'égalité, et maintenant le peuple se passe de nous, et la démocratie, triomphante, nous raille… Soyons modernes !
Soyons modernes ! J'aime mieux ne pas essayer de traduire ce mot ; j'en devine trop le sens qu'on a voulu lui donner ici.
On a tenté de faire de notre art un simple commerce, comme l'épicerie ou la quincaillerie
Alors, parce que nous avons fait faute sur faute ; parce que nous avons, de nos mains, renversé les barrières qui nous séparaient des besognes vulgaires ; parce que, sous l'impulsion de quelques médecins déguisés en philanthrope ou carrément révolutionnaires, on a tenté de faire de notre art un simple commerce, comme l'épicerie ou la quincaillerie, il nous faut délibérément et même fièrement emboîter le pas à ces… réformateurs ! Les loups hurlent, et le mieux est, pour nous, de hurler avec eux.
Tudieu ! Ces choses-là sont rudes et le raisonnement semble étrange sous la plume d'un homme faisant preuve, par ailleurs, d'une grande élévation d'idées.
Je crois, moi, qu'il nous faut adopter une politique toute contraire. Je crois que c'est le moment de nous rattacher aux principes qui ont fait jusqu'ici notre force, et sans vouloir faire de la médecine un ridicule sacerdoce, lui conserver la dignité dont elle a été toujours entourée. Nous ne devons surtout pas oublier qu'au milieu de la formidable curée contemporaine, nous sommes encore les seuls pour lesquels la pitié puisse être un suffisant motif d'action.
Combattons nos ennemis avec des larmes loyales et propres
Nous avons des ennemis, combattons-les avec des armes loyales et propres. N'imitons pas les Jacobins qui, pour les leurs, ne savent que les chasser ou les supprimer.
Les charlatans, rebouteurs et marchands d'orviétan nous enlèvent nos clients ; pour combattre les premiers, tâchons de faire mieux qu'eux. Réformons notre enseignement classique, beaucoup trop théorique. Tâchons dans nos écoles, de faire des praticiens ; Éloignons-en les indignes et les incapables. Souvenons-nous que les malades attendent de nous non de belles théories, mais de bons remèdes, et sachons les leur prescrire comme le font nos habiles concurrents et comme le faisaient nos devanciers, enveloppés d'un léger nuage symbolique.
Et pour arriver plus vite à ce résultat, préparons dès maintenant la séparation entre nos Universités et l'État, celle-ci autrement féconde et moins dangereuse que… l'autre.
Le haut enseignement étouffe sous la tutelle de gens de plus en plus incompétents, et, par là, de plus en plus jaloux de leur " autorité ".
Chacun chez soi et chacun son métier, et les médecins reprendront leur prestige, non pas perdu, mais compromis.
Ils ne le regagneront pas, en tout cas, en se faisant négociants ou industriels. Ces deux fonctions sont radicalement antinomiques, par la raison que le but principal de la médecine est précisément de tarir la source la plus abondante des revenus médicaux : les maladies chroniques.
Nous marchons certainement vers un état où le rôle des médecins sera presque exclusivement limité à l'étude des moyens préservatifs des maladies sociales, le traitement de misères individuelles étant abandonné à des aides subalternes.
Nos autres ennemis, les marchands d'orviétan ou de remèdes secrets dont les boniments couvrent les murs et enrichissent les journaux, et dont les Instituts s'élèvent à tous les coins de rue on n'a qu'à leur appliquer les lois sur l'escroquerie et le tour sera joué.
Ce devrait être l'œuvre principale de nos confrères, députés ou sénateurs, mais ceux-ci préfèrent utiliser leur mandat à bouleverser notre organisation militaire ou à démontrer, à grand renfort de théories et d'enquêtes faites chez des peintres que les ouvriers qui fabriquent t la céruse ne courent aucun danger… au contraire.
(Dr A. Coriveaud, Journal de médecine de Bordeaux, 27 mai 1906)
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