Débat Frédéric Worms/Jean-Marc Mouillie

Penser le soin, y a-t-il des lecteurs dans la salle ?

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Publié le 28/07/2022
Pourquoi ouvrir le dialogue avec deux directeurs de collections qui nourrissent la réflexion sur la pratique médicale ? parce que l’éthique, la philosophie, l’histoire dialoguent ici dans un aller et retour avec la médecine qui est d’abord une science humaine. Illustration.
De gauche à droite : Jean-Marc Mouillie, maître de conférence en philosophie à l’université d’Angers et Frédéric Worms, philosophe et membre du Comité consultatif national d’éthique.

De gauche à droite : Jean-Marc Mouillie, maître de conférence en philosophie à l’université d’Angers et Frédéric Worms, philosophe et membre du Comité consultatif national d’éthique.
Crédit photo : Jean-Marc Mouillie : DR. Frédéric Worms : Hanna Assouline.

Avant d’aller plus loin, prenons des nouvelles de la santé, pas la vôtre mais celles de vos collections de médecine et sciences humaines. Répondent-elles aux objectifs de vos maisons d’éditions ?
Frédéric Worms. La collection rencontre un public suffisamment large. Ce qui nous permet de continuer l’aventure. Créée il y a dix ans, elle compte 25 volumes publiés aux ventes inégales. Certains d’entre eux  sont devenus des classiques. Pour autant, la situation n’est pas simple. Nous avons opté dès le départ pour des textes courts à vocation de mise au point, à la fois théoriques, engagés et pédagogiques. Ils sont tous relus par les membres de notre comité. Ce ne sont ni des articles, ni des thèses mais plutôt des synthèses. Questions de soin pose des questions et vise à apporter des réponses. L’ensemble des volumes témoigne de la variété des problèmes concrets soulevés par le soin avec à chaque fois un traitement réflexif et une certaine tendance philosophique. Ce n’est pas une collection de philosophie. Mais on assume de tenir les deux bouts des sujets concrets et de la réflexion de sciences humaines. Je suis fasciné à titre personnel par la diversité des problématiques dans le soin. Pour autant, s’il y a une évidence à traiter ces questions, on constate la persistance de résistance sur ces sujets.

Jean-Marc Mouillie. L’édition n’est pas une affaire tranquille. Le milieu médical n’est pas toujours spontanément réceptif aux regards des sciences humaines et sociales. L’apprentissage de la biomédecine tend légitimement à privilégier des formats brefs, ciblés sur des connaissances, des informations, et l’acquisition de compétences déterminées : le « faire ». Mais il importe aussi de donner du champ au savoir, de mettre en perspective l’apprentissage technique vis-à-vis des enjeux du soin. Proposer des textes réflexifs rappelle qu’il y a des questions, qu’elles ont une histoire, une généalogie, et une vie contemporaine excédant le seul regard biomédical mais fondamentales pour la compréhension du soin. Ce lien reste inégalement reconnu. Les étudiants lisent encore peu dans le cadre de leur formation. Il y a à cela des raisons structurelles : le manque de temps dans les études, le coût des ouvrages, l’absence de discours en ce sens des enseignants médecins, dont la collaboration est essentielle. La collection des Belles Lettres, créée en 2004, compte 33 titres. Même si leur audience est inégale, alternant déceptions et satisfactions, il paraît très important de proposer, avec les Puf, et d’autres éditeurs, un accès à la réflexion que le soin suscite et appelle.


Observez-vous un décalage entre les politiques qui célèbrent l’importance des humanités et la réalité du terrain ?
J-M. M. Au-delà de la culture des apparences, il y a en effet une réalité complexe. Une fraction importante de la profession médicale ne souhaite pas renoncer à ce lien à l’humanisme et à la pensée du soin, au soin pensant. Les soignants rencontrent la nécessité de penser leur exercice. Il y a là quelque chose d’inhérent à la pratique quotidienne. Refuser de penser le soin serait comme un déni du soin. La réflexion attentive et questionnante qui accompagne la pratique relève du soin. Loin d’être aux frontières, nous sommes là au cœur de la médecine. Nos regards ne sont pas de la culture générale. Le monde médical le reconnaît pour partie. La médecine est l’un des seuls champs du savoir à s’être ouvert à d’autres disciplines en l’inscrivant par des textes officiels. Cependant, cette démarche ne s’est pas traduite jusqu’à imposer des recrutements de titulaires des disciplines de sciences humaines et sociales. La pénétration d’une réflexion sociale dans les pratiques est ainsi certainement insuffisante. Signalons que les étudiants qui s’investissent dans des parcours de spécialisation en sciences humaines en médecine obtiennent souvent de bons résultats au concours de l’internat. Et de nombreux autres ne font pas cet investissement par choix stratégique vis-à-vis des critères du classement, non pas par manque d’intérêt. Beaucoup remercient de rencontrer cette ouverture.

F. W. On dispose en médecine comme ailleurs d’un grand nombre de travaux mais de moins en moins de connaissances de ces travaux. Nous visons en fait deux publics. D’un côté, le public médical résiste en partie à cette réflexion. De l’autre nous souhaitons ouvrir les sciences humaines sur la médecine. Et là aussi, nous sommes aussi face à une résistance alors que la médecine avec ses réflexions sur le care, l’éthique impose à la philosophie de se renouveler. Les questions de soin sont des questions philosophiques à part entière, comme en témoigne la pandémie actuelle.

Les médecins qui siègent au CCNE se sont-ils formés en profondeur à la réflexion éthique ?
F. W. lls lisent tous un grand nombre de livres. Et complètent leur formation au CCNE par une approche pluridisciplinaire. Il y a toutefois un biais. Ces médecins qui lisent nos livres ou participent aux travaux du CCNE sont déjà concernés par ces questions. C’est peut-être une partie émergée de l’iceberg qui masque une forêt peu concernée si l’on mixe ces deux métaphores. Il faut dans tous les cas surmonter une certaine intimidation face à la philosophie.
J-M. M. Comme dit Frédéric, le soin est la matrice d’une réflexion qui concerne l’ensemble de la société. Et qui est aujourd’hui extrêmement riche. Si à la place d’une société du mépris, de la maltraitance, on privilégie une société du soin, les pratiques médicales sont alors aussi le foyer de son élaboration. Sur le terrain, les consultations d’éthique clinique se multiplient. Elles introduisent une culture de la discussion pluridisciplinaire dans les pratiques hospitalières. Il faut aborder ce temps avec des références. Et c’est là que notre travail rencontre une légitimité. Les Belles Lettres n’ont d’ailleurs pas souhaité constituer une collection académique. Le projet est de donner sa place à une réflexion sociétale. Enfin, il nous faut sortir du cloisonnement entre disciplines à l’origine de cette intimidation dont parle Frédéric Worms et que nous pouvons ressentir à notre tour face à la biomédecine. Mais plus qu’en termes de disciplines, il nous faut parler en termes d’objets, de problèmes. Je ne sais d’ailleurs plus aujourd’hui de quelle discipline mes cours en médecine relèvent. En revanche, cette démarche conduit à une réflexion commune, au croisement de plusieurs regards. C’est de cela dont on a besoin. Nous sommes en chemin vers une pensée nouvelle. Le monde de la médecine, en souffrance, traversé par de fortes tensions, témoigne d’une attente d’échanges autour des pratiques et de leurs justifications. Introduisons le langage là où la technique et l’administration comptable sont silencieuses. Cet enjeu concerne tout le monde.

Comment toucher les jeunes médecins happés par les réseaux sociaux qui n’entrent pas dans les librairies ?
J-M. M. Les étudiants arrivent avec une nouvelle culture de la dématérialisation du savoir, de son accès immédiat et ubiquitaire, où l’on prélève des contenus. Un travail est nécessaire pour communiquer la nécessité de la lecture. Pour réfléchir et penser son métier, il faut passer à la lenteur, à la distanciation. Le livre est un objet qui prend du temps, qui initie à cette nouvelle temporalité. Je dis nouvelle parce que pour nous c’est ancien, mais pas pour les étudiants. À la fin de leurs études, certains d’entre eux sont frustrés. Les études sont violentes, ne laissent guère de temps pour soi. En réponse à cette frustration, la lecture est un remède, et un contre-modèle de ce qu’ils subissent. Elle est ici un soin.
F. W. Nous avons reçu un très beau texte d’un étudiant en médecine sur ses études. Son livre s’appelait L’École de la violence. Il a in fine renoncé à le publier après en avoir été dissuadé par des enseignants médecins. Il faut affronter ce phénomène. L’organisation de controverses sur la fin de vie, les moyens dans l’hôpital, la démocratie sanitaire, peuvent être aussi un instrument pour susciter leur curiosité. Nous disposons d’un rôle de légitimation autour de ces thématiques. Il faut assumer le fait que nous ne soyons pas d’accord. En ce qui me concerne, j’assume totalement de faire de la philosophie dans mes cours. En fait, je vais vous livrer un secret. Jean-Marc Mouillie dispense des cours de philosophie.

Les crises sont-elles aussi un facteur de progrès ? Où sont par ailleurs les grandes figures médicales ?
F. W. Jean-François Delfraissy, Didier Sicard, Jean-Claude Ameisen ont incarné cette dimension. L’absence de figures dans d’autres disciplines s’explique aussi par le nouveau contexte du débat public. Imaginez un débat entre Jean Bernard et Didier Raoult, Paul Ricœur face à Michel Onfray ! Ce qui unissait une compétence scientifique à une légitimité pédagogico-publique, politique s’est fragilisé aussi bien en médecine qu’en philosophie.

J-M. M. La culture commune passe par d’autres formes que la grande figure. Les grandes pensées sont nécessaires. Mais on doit encourager la pluralité ; non pas un seul modèle, une seule voix. La société se transforme non par le haut, mais de tous les côtés. Pour revenir à la question des crises, il se passe aussi beaucoup de choses lorsque la situation semble calme. C’est le monde du silence. Lorsqu’on échange avec des étudiants en médecine, ils sont souvent critiques, parfois désarmés. C’est une crise qui n’est pas spectaculaire. Elle est ancrée dans les vécus et difficile à mesurer. Il n’y a pas non plus beaucoup de médecins à l’aise comme des poissons dans l’eau médicale. En complément de la nécessité d’un esprit de débat que rappelle fort justement Frédéric, il faut aussi construire une culture de l’entente, aux deux sens de l’écoute et de l’accord, expressive de la solidarité humaine. Tout cela ne s’improvise pas ! C’est peut-être cela aussi une société du soin.


Source : lequotidiendumedecin.fr