Décision Santé. Georges Perec est-il le premier écrivain français publié dans la bibliothèque de la Pléiade à nouer des fils aussi ténus entre littérature, sociologie et psychanalyse ? Peut-on parler non pas de mots mais de sciences croisées ?
Claude Burgelin*. Le cas Perec est original et passionnant. Dans un entretien donné au Cahier de l’Herne consacré à Georges Perec, Yvon Jablonka, historien et prix Médicis 2016, terminait son intervention en précisant : « Je considère Georges Perec autant comme un écrivain que comme un chercheur en sciences sociales. » Bien sûr, il serait hors de propos de comparer Perec à Lévi-Strauss précédemment paru dans la même collection. Mais il est évident que les questions soulevées par les sciences sociales sont liées à l’origine. Au Siècle des Lumières, on s’interroge ainsi sur l’origine du langage ou de l’inégalité chez les Hommes. Cette même problématique est retrouvée chez Georges Perec. Dans son rapport avec la littérature, il commence par examiner ce qu’il en est des 26 lettres de l’alphabet. C’est toujours le point de départ. Effectivement, il renouvelle un discours sociologique, très sclérosé dans des formulations langues de bois ou jargonnesques en reposant des questions qui seraient à la limite celles d’un enfant. Dans Espèces d’espaces, il invite ainsi « à décrire votre rue, décrivez-en une autre ». Georges Perec donne ainsi un coup de jeune aux questions auxquelles les sciences humaines cherchent à répondre. Il est un peu seul dans son espèce grâce à une sensibilité poétique et une approche ludique des choses. Par ailleurs, il a dû lire un peu Michel Foucault, celui qui s’interrogeait sur les démarcations, les frontières, celles qui séparent par exemple un fou d’un autre, un bien-portant d'un malade…
D. S. Son écriture relèverait du tragique sans tragédie, écrivez-vous dans l’album de la Pléiade. L’œuvre est aussi irriguée par une veine drolatique, comique.
C. B. C’est sa marque de fabrique davantage que le mélange des genres, il a recours au retournement. Il rejoint là une vielle tradition juive de la plaisanterie autour de la catastrophe. Il y a un fond tragique évident chez Perec. L’irréparable qui s’est produit avec la disparition de sa mère déportée à Auschwitz est une ligne directrice de son œuvre. Mais il a l'art de retourner le tragique. Son roman célèbre, La Disparition écrite sans la lettre e, est une fable sur la Shoah tout en étant d’une drôlerie absolue.
D. S. Comment expliquer la gloire posthume de Georges Perec ?
C. B. On peut évoquer deux explications, l’une empirique, la seconde fondamentale. La première : depuis trente ans, des publications de Georges Perec sont arrivées sur les étals des librairies tous les deux ans dans la collection de Maurice Olender. On avait ainsi de ses nouvelles de manière régulière. Il est toujours demeuré dans l'actualité grâce à des petits livres légers, sans prétention, tout en allant au cœur de certaines problématiques comme dans Penser/classer. Mais il a surtout renouvelé en profondeur la figure de l’écrivain. Il s’est imposé auprès de ses lecteurs comme une figure fraternelle. Il se présente comme notre copain. Voilà, la porte de mon atelier est ouverte. J’ai enlevé au hasard une lettre de l'alphabet pour voir ce que cela donnait. Il nous livre « presque » tous les procédés auxquels il a recours. Sa langue est par ailleurs limpide, accessible à tous. Quant à sa gloire posthume, il a toujours souhaité être un grand écrivain. Il a écrit La vie mode d’emploi pour faire un chef-d’œuvre. Devenir un grand écrivain exige comme première condition de s’imaginer comme un grand écrivain. Toute le charme et l’intelligence de Perec ont été mobilisées pour échapper au numéro de grand écrivain. Il a suivi une règle d’or, ne jamais utiliser les stratégies, ruses, procédure classique pour arriver au sommet du panthéon.
D. S. Sa biographie d’orphelin est-elle inséparable de son parcours d’écrivain ?
C. B. Cette question est principale. Georges Perec est obsédé par la question du manque et du faux. Il lui manque sa mère et surtout le souvenir de sa mère. Il construit toute son œuvre autour de ses deux oublis. L’autobiographie au cœur du livre W s’édifie sur une cassure, la page blanche où l’on y trouve une parenthèse avec ses trois points de suspension. Une continuité de son histoire manque. Très souvent ses livres sont divisés en deux. On commence une histoire. Une autre est racontée ensuite. Enfin, ce n’est pas un hasard si son premier livre, le Condotiere, est le récit d’un faussaire. Cette thématique du faux est reprise à la fin de sa vie dans Le Cabinet d’amateur qui est encore une histoire de faux dans la représentation. Georges Perec a souvent évoqué le fait qu’il copiait, plagiait, s’inspirait des autres. Il utilise la copie abondamment dans La vie mode d’emploi. Au final, il a instrumenté le faux pour dire une vérité de lui-même.
D. S. Cette figure serait-elle inspirée par son amour du cinéma ?
C. B. Le cinéma a joué un rôle secret, important dans la construction de son imaginaire. Tout ce qui relève de l’image a été essentiel si l’on se rappelle qu’il a perdu l’image de sa mère.
D. S. Quels sont les rôles de la mémoire et de l’oubli dans l’œuvre de Perec ?
C. B. Puisqu’il a oublié ce qu’il n’aurait jamais dû oublier et se vit comme porteur d’une amnésie coupable, il va devenir hypermnésique. Il s’efforce alors de stocker un maximum d’informations dans sa mémoire de façon saisissante. Le mode d’emploi d’une vie serait de conserver ce qu’il serait possible. Cette mémoire devient un instrument de savoir, de description du monde, la mémoire est arpentée autant qu’il arpente les rues de Paris au gré de sa déambulation dans Espèce d’espaces. Quant à Je me souviens, il se détache toujours sur fond d’oubli. D’où une question élémentaire. Comment chacun gère sa mémoire et son fond d’oubli ? Il y répond de manière élémentaire et par là-même incisive.
D. S. Quel a été l’apport de la psychanalyse dans l’œuvre de Georges Pérec ?
C. B. C’est unique en littérature. Je ne crois pas qu’un autre écrivain ait autant été labouré, travaillé, remué par la psychanalyse. Cette discipline aura été l’un des grands évènements de la seconde moitié du XXe siècle. Georges Bataille, Raymond Queneau, Michel Leiris ont aussi rencontré la psychanalyse. Mais Georges Perec a écrit l’un des plus beaux textes sur l’analyse dans les Lieux d’une ruse. Il insiste davantage sur le rituel, l’aspect monotone, terne des séances que sur le moment de révélation où l’analysant aurait enfin tout compris. Cette interrogation analytique n’a cessé de le poursuivre souterrainement comme l’autre question essentielle pour Georges Perec, à savoir : « Qu’est-ce que pour moi être juif ? » C’est évoqué admirablement dans Ellis Island. Cette thématique est revitalisée, travaillée à travers l’analyse. Il ne peut le faire que de la façon la plus secrète dans le cabinet d’un psychanalyste. Il a été par ailleurs entendu de manière bouleversante par JB Pontalis qui décrit « la capsule de pensée qui lui tenait lieu de corps ». On peut parler ici d’aventure psychique. Une aventure unique en littérature.
* Auteur de l'album de la Pleïade consacré à Georges Perec
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