Article réservé aux abonnés
Dossier

Retraite

Ces généralistes qui jouent les prolongations

Par Adrien Renaud - Publié le 25/01/2019
Ces généralistes qui jouent les prolongations

...
BURGER/PHANIE

La crise démographique pèse sur les patients, qui ont de plus en plus de mal à accéder aux soins, mais elle a un impact aussi sur les praticiens, notamment les plus âgés. Faute de successeur, ceux-ci ont davantage tendance à retarder leur départ en retraite.

Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! C’est la dure loi que sont en train de subir bien des généralistes. Après une carrière médicale bien remplie, beaucoup se trouvent contraints de poursuivre une activité qu’ils aimeraient bien laisser aux plus jeunes. Problème, ces derniers ne sont pas légion, et ils sont encore moins nombreux à souhaiter exercer dans les mêmes conditions que leurs aînés. Pour ne pas laisser tomber leurs patients et dans l’attente d’un éventuel successeur, la seule solution consiste donc à… jouer les prolongations.

Triplement des effectifs en 8 ans

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. D’après la cartographie interactive de la démographie médicale mise en ligne par le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom), les retraités actifs inscrits au tableau étaient 19 895 en 2018. En 2010, ils n’étaient que 6 543, ce qui représente un triplement des effectifs du cumul emploi-retraite en huit ans. Chez les généralistes, l’Ordre comptabilise au 1er janvier 2019 7823 praticiens en cumul emploi-retraite, tous modes d’exercice confondus.
La Caisse autonome de retraite des médecins de France (Carmf) dispose quant à elle de chiffres sur l’ensemble des libéraux, dont 53 % sont généralistes. Ils étaient au 1er juillet 2018 12 341 à cumuler retraite et activité libérale, dont 5 640 généralistes (46 %). Toujours légèrement sous-représentés chez les “cumulards” non salariés, les omnipraticiens libéraux adeptes des prolongations voient pourtant leur proportion s’accroître d’année en année. Ils sont quatre fois plus nombreux qu’en 2010 (voir tableau ci-contre).

Un panel de réalités très différentes

Le cumul emploi-retraite peut recouvrir des réalités très différentes, y compris au sein d’une même ville, cabinet ou famille. C’est ce qu’illustre le cas du Dr Francis Cazeils et du Dr Françoise Riss-Cazeils, couple de généralistes ayant longtemps exercé au sein d’une maison médicale à Villeneuve-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne. Conscients du contexte difficile pour la recherche de successeurs, ils avaient anticipé leur départ à la retraite en accueillant des internes dans leur cabinet, avec l’espoir de dénicher la perle rare qui prendrait la relève. « Mais ils venaient chez nous, nous disaient “merci” et passaient à autre chose », regrette Francis.

Résultat, à l’heure de la retraite, seule Françoise a trouvé quelqu’un pour prendre sa suite. Une praticienne roumaine rencontrée grâce à une patiente originaire de Roumanie. Francis, lui, a dû continuer alors que l’âge de la retraite avait sonné. « J’ai attendu pendant deux ans et j’en ai eu marre : à 67 ans et demi, j’ai fermé la porte de mon cabinet », soupire le généraliste, aujourd’hui âgé de 69 ans. Pendant ses deux années de “rab”, il a remué ciel et terre, multipliant les réunions publiques et les rencontres tout en travaillant. En vain. à 68 ans, son épouse continue pour sa part à effectuer une demi-journée de vacation par semaine en addictologie à l’hôpital. Une forme de cumul qui n’a pour le coup rien de subi, et qu’elle souhaiterait même intensifier. « Malheureusement, l’hôpital n’a pas d’argent », regrette-t-elle.

Fardeau ou alibi ?

Chez les syndicats, on a bien conscience de la situation dans laquelle se trouvent les médecins “en prolongation” alors qu’ils pourraient passer à autre chose. « Il s’agit d’un phénomène très important », commente le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. « Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de professions où un si grand nombre de personnes continuent à travailler après l’âge de la retraite. » Pour le militant, l’une des explications est à chercher aussi du côté des difficultés que les médecins éprouvent à quitter leur patientèle. « Les gens leur disent : “vous n’allez pas nous laisser tomber”. Les médecins y sont sensibles », explique-t-il. Le président de MG France salue le dévouement de ces médecins grisonnants. « Il faut les remercier pour leur contribution, car c’est grâce à eux qu’une certaine offre de soins se perpétue dans pas mal d’endroits du territoire », affirme-t-il.

« Les autorités doivent se souvenir que les médecins continuant à exercer contribuent à l’accès au soin », renchérit le Dr Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France (FMF). « Il faudrait veiller à ne pas leur imposer trop de contraintes, car un départ massif risquerait de fragiliser le système. » À 72 ans, il conserve d’ailleurs de son plein gré son activité de généraliste, parallèlement à son militantisme. « J’ai choisi de continuer à travailler, c’est un métier que j’aime et que j’exerce dans de bonnes conditions, je n’ai pas du tout envie d’arrêter », glisse-t-il. Cela n’empêche pas ses confrères de porter un fardeau trop lourd pour eux.
« Ceux qui ont envie d’arrêter doivent pouvoir le faire, ce n’est pas à eux d’assumer le fait que le métier n’est pas suffisamment attractif pour les jeunes », tempête le président de la FMF. Il expose un corollaire qui pourrait ne pas plaire à tout le monde. « Dans les coins isolés, beaucoup de ceux affirmant ne pas pouvoir abandonner leur patientèle se cachent derrière un bon alibi », estime-t-il. « Il faut être honnête, certains n’ont pas envie d’arrêter. »

Une (toute petite) oasis dans le désert

Envie ou pas, la question est de savoir si le nombre des retraités actifs est suffisant pour combler le fossé démographique qui se creuse. Sur ce point, les perspectives sont relativement sombres. Ainsi, le dernier Atlas démographique du Cnom montrait que le rapport entre le nombre de retraités actifs et celui, total, de retraités est en baisse dans 56 départements, en stagnation dans 25 départements, et en augmentation dans 25 autres départements. Traduction : sur la majeure partie du territoire, les départs en « retraite active » ne compensent pas les départs en « retraite toute simple ».
Et dans la majorité des cas, une retraite active s’accompagne d’une baisse substantielle, voire drastique, de l’activité. Moralité : pour repeupler les déserts médicaux, les médecins retraités ne sont pas en mesure de fournir le gros des troupes. Ils peuvent constituer, au mieux, une nécessaire mais insuffisante force d’appoint.

Dossier réalisé par Adrien Renaud