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Dossier

Éthique et déontologie

Confraternité : vraie solidarité ou cadeau empoisonné ?

Par Amandine Le Blanc - Publié le 31/01/2022
Confraternité : vraie solidarité ou cadeau empoisonné ?


Mickaël L'Achiver - stock.adobe.com

La confraternité est-il un concept désuet ? Ce devoir qui s’impose aux médecins est aujourd’hui de plus en plus décrié par une partie de la profession, mais moins pour son esprit que pour l’utilisation qui en est faite.

Les médecins sont-ils toujours une bande de frères (et de sœurs) ? Comme pour d’autres professions, les médecins sont soumis à un devoir de confraternité mais, ces dernières années, quand on entend parler de ce principe, c’est plutôt à travers le prisme de la non-confraternité. Le concept de confraternité, qu’est-ce que c’est ? Il est inscrit dans le code de déontologie des médecins, et dans celui de la santé publique, à l’article 56. Ce dernier stipule :

« Les médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité. Un médecin qui a un différend avec un confrère doit rechercher une conciliation, au besoin par l’intermédiaire du conseil départemental de l’ordre. Les médecins se doivent assistance dans l’adversité. »

Entraide et loyauté

Toute une dimension de la confraternité repose donc sur l’entraide. C’est l’idée que « les confrères dans la difficulté de l’exercice, personnelle, financière, maladie, sociétale puissent entretenir un lien confraternel », explique le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom). Il s’agit d’« un devoir d’assistance » entre les médecins, ajoute le Dr Marcel Garrigou-Grandchamp, en charge notamment de la cellule juridique de la Fédération des médecins de France (FMF). En effet, les commentaires à l’article 56 du code de déontologie précisent notamment, « au-delà d’une obligation morale, l’assistance aux confrères dans l’adversité est aussi une obligation déontologique et confraternelle ». Quand il a créé la cellule juridique de la FMF, le Dr Garrigou-Grandchamp a « dû se battre pour imposer l’idée que nous allions prendre en charge tous les médecins : généralistes, spécialistes, secteur 1, secteur 2, hors convention et quelle que soit l’attache syndicale. Nous aidons tous ceux qui en font la demande. »

Au-delà de cet aspect d’entraide, la confraternité, c’est aussi un devoir de loyauté. « Le sens général de la confraternité, c’est qu’on ne peut pas dire du mal d’un confrère, explique le Dr Matthieu Calafiore, membre du collectif No Fakemed. À l’époque de la rédaction du code, ça a été pensé surtout pour une question de concurrence, de “vol” de patients notamment ». « Le médecin ne doit jamais médire d’un confrère dans l’exercice de sa profession, mais plutôt prendre sa défense s’il est injustement attaqué », détaillent les commentaires du code de déontologie.

Devoir de réserve ou omerta ?

Mais aujourd’hui, c’est précisément sur cet aspect de la confraternité que les critiques se focalisent. Dans son livre Les Brutes en blanc, écrit sous le pseudo de Martin Winckler, le Dr Marc Zaffran expliquait : « la confraternité telle qu’elle est conçue expose à des conflits de loyauté : a-t-on le droit (ou l’obligation) d’être loyal envers ses confrères envers et contre les personnes qu’on soigne ? ». Car dans l’utilisation et l’interprétation qui en est faite, ce devoir de réserve peut se transformer en omerta dont le patient est la première victime.

« Quand un professionnel est manifestement en difficulté, ses confrères devraient lui proposer de l’aider à en sortir au lieu de l’enfoncer. S’il commet des délits, on devrait aussi lui dire de cesser et proposer de l’aider à réparer, mais sûrement pas le laisser faire… Ce n’est pas tant le devoir de confraternité en soi qui pose problème, c’est la manière dont les médecins français l’interprètent », souligne Martin Winckler. Selon lui, la confraternité ne devrait pas s’interposer entre le médecin et ses obligations envers le patient.

Certains considèrent notamment qu’aujourd’hui, la confraternité est un véritable frein aux signalements des violences qui peuvent être perpétrées par les médecins sur leurs patients. L’association de soignantes Pour une M.E.U.F. a récemment réalisé une enquête pour savoir si, en tant que professionnel de santé, il était possible de signaler les agissements d’un confrère connu comme agresseur sexuel. Leur enquête montre que, si la confraternité n’est pas un obstacle au niveau réglementaire, en pratique, c’en est un. « Car les médecins le pensent et ont comme culture de ne pas critiquer leurs confrères, c’est ancré. C’est aussi un frein parce que les plaintes pour non-confraternité existent, donc c’est un risque », nous expliquait à l’époque la porte-parole de l’association.

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Corporatisme mal placé

C’est donc quand il est utilisé dans une dimension corporatiste que le concept de confraternité pose problème.

« Tel qu’il est “compris” par un certain nombre de praticiens, il équivaut à une solidarité de classe. Beaucoup de médecins se considèrent comme faisant partie d’une corporation d’élite, d’exception et donc fermée et intouchable (c’est lié à la manière dont ils sont formés) et, pour cela, entendent que ses membres soient solidaires envers et contre tout, estime Martin Winckler. Celui ou celle qui, de l’intérieur, dénonce des travers professionnels est assimilé à un traître, comme s’il avait prêté serment d’allégeance à la profession elle-même. Mais, que je sache, rien dans le serment des médecins ou le code ne dit que nous devons être solidaires des mauvaises actions de nos confrères ou consœurs… »

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Et, effectivement, les commentaires du code de déontologie sont pourtant clairs sur ce point : « il ne s’agit pas d’une manifestation de corporatisme mais d’une solidarité et d’une entraide nécessaires à l’accomplissement de la mission médicale ». « C’est un principe de bienveillance avant tout et non pas quelque chose de corporatiste. Si les médecins l’ont compris comme ça, ils se trompent », complète le Dr Garrigou-Grandchamp.

Le principe de confraternité est particulièrement critiqué ces derniers temps au regard des affaires de violences sexuelles impliquant des médecins. Le Cnom est mis en cause par des collectifs lui reprochant de favoriser cette « omerta » confraternelle avec des pratiques disciplinaires qui laissent les professionnels impunis. Ce dernier veut se montrer clair sur la question. « La confraternité n’est pas une mansuétude – laquelle serait inexcusable – lors de la connaissance de comportements déviants, notamment pour ce qui relève d’inconduite sexuelle. Hélas, cela peut être un frein mais ça ne doit pas l’être », affirme le Dr Mourgues.

Malgré tout, il reconnaît qu’il y a peut-être à « re­toiletter les commentaires » de l’article 56. Pour Martin Winckler, le code de déontologie pourrait notamment être revu pour, comme dans son équivalent québécois, encourager les médecins à signaler « les professionnels indélicats ».

La confraternité, nouvelle menace

Si la confraternité est réduite dans son utilisation à un corporatisme par certains médecins, elle peut aussi être perçue comme telle de l’extérieur. « Pour ceux qui sont en dehors du système médical, cela donne l’impression d’une espèce de caste avec un devoir de réserve permanent. Personne ne dit rien sur personne et cela renforce les suspicions », estime le Dr Calafiore.

Au lieu d’être une solidarité, la confraternité devient aussi davantage une menace. À l’heure où les discours des médecins sont davantage véhiculés à travers les médias et les réseaux sociaux, l’attaque pour non-confraternité devient le nouveau « stop » à tout débat. Le Dr Calafiore a fait partie des médecins visés par une plainte pour non-confraternité suite à la tribune du collectif No Fakemed sur le déremboursement de l’homéopathie. « Cela devient un chiffon rouge brandi par certains. Il ne faut pas dire du mal de ce que je fais ou ce que je dis, sinon je porte plainte », décrypte-t-il.

Dans une crise sanitaire où les dissensions des médecins s’exposent médiatiquement depuis deux ans, l’application du principe de confraternité devient très épineuse. « Nous sommes dans une injonction paradoxale, ajoute-t-il. Quand des collègues tiennent des propos non conformes aux données de la science, nous avons envie de le dénoncer mais nous pouvons nous faire attaquer. Et si on le dénonce, cela ajoute à la confusion actuelle des patients qui nous voient nous attaquer les uns les autres. »