Constater une réalité est différent de porter un jugement. Constater c’est simplement voir ce qui est visible, et donc ce qui, normalement, devrait être vu de tous. Après, si on souhaite ne pas voir… Une circonstance particulière y prédispose : celle ou une certaine forme de bienséance, un conditionnement d’époque qui s’apparente au politiquement correct, conduit à garder les yeux mi-clos, ce qui bien entendu n’aide pas à voir ce qui s’offre à notre vue.
Le sujet est celui de la « pénurie de médecins ». On parle également de « déserts médicaux ». On remarquera très vite que ces deux expressions surfent entre l’hyperbole et le dysphémisme. En 1990, il y avait 90 000 médecins généralistes en France. En 2016, 101 000. (Données issues d’un rapport de la DREES).
La seule juxtaposition de ces chiffres plaide d'emblée pour l’utilisation inappropriée du terme « pénurie ». Mais alors pourquoi diable se complait-on à le ressasser ? Tout simplement parce qu’on préfère utiliser ce mot plutôt que de dire une vérité qui pourrait froisser la bienséance évoquée plus haut.
Soulevons donc le voile une bonne fois pour toutes, et au diable l’hypocrisie qui empêche d’appeler les choses par leur nom. Cessons d’utiliser ce mot, que dans notre for intérieur, nous savons tous inadéquat.
Le monde a changé, et comme il a changé, ça change beaucoup de choses. Entre autres, la valeur travail a chuté en Bourse. Eh oui ! Hier on travaillait beaucoup. C’était dans les mœurs. Au fait, pourquoi travaillait-on beaucoup ? Peut-être était-ce parce qu’on aimait davantage le travail, ou peut-être aussi parce qu’on voulait gagner plus d’argent, ou peut-être tout simplement parce que c’était dans la culture de l’époque de fonctionner comme cela. Il y a tant de choses que l’on fait ou que le « mouvement général » nous amène à faire et qui n’ont ni justification ni sens… En fait, on n’en sait rien. C’était ainsi.
Aujourd’hui, on souhaite travailler moins. Et moins finit parfois par devenir peu. Pourquoi ce désir de travailler moins ? On ne sait pas non plus. Peut-être parce qu’il y a eu une prise de conscience du fait que travailler beaucoup était plus fatigant que travailler moins. Peut-être aussi parce que travailler moins laisse plus de temps aux loisirs et que les loisirs sont devenus prioritaires (hormis depuis quelque temps…). Peut-être parce que nous avons à notre disposition de très nombreux outils informatiques, et que du temps est nécessaire pour s’en servir… Peut-être encore, est-ce un effet lointain des 35 heures !
Effet 35 heures ou conséquences de la parité
Revenons à la fameuse « pénurie » et prenons un exemple concret : là où un médecin installé dans un village, seul ou associé, travaillait 50, 60 parfois 70 heures par semaine sans rechigner, le jeune confrère, aujourd’hui, entend respirer différemment. Lorsqu’il a terminé ses études et qu’est venu le temps de penser à son activité professionnelle future, il s’enquiert auprès de son aîné : « Quelle chiffre faites-vous ? » L’aîné décline son BNC. « Intéressant », répond le jeune. « Et combien d’heures travaillez-vous par semaine ? » « Environ 60, parfois un peu plus ». « Oh ! mais je n’ai pas l’intention d’en faire autant ! » s’exclame-t-il. « C’est même certain que j’en ferai moins ». Et là, ça jette déjà un froid parce que le jeune se dit : « Si je viens m’installer ici, il faudra qu’on vienne au moins à deux ».
Dans ce monde qui a changé, une autre donnée a aussi évolué. La parité femme-homme ou homme-femme. Il y a très longtemps que l’on parle de la parité comme d’un but à atteindre. D’ailleurs, dans bien des domaines, on ne l’a toujours pas atteinte. Il y a encore des professions dans lesquelles les femmes gagnent moins ou ont moins de responsabilités que les hommes à travail égal. C’est un combat juste qu’il faut continuer à mener. Mais, s’il est un endroit où la parité a été atteinte et dépassée depuis belle lurette, c’est dans celui des études et particulièrement les études médicales. Il y a aujourd’hui plus de filles à entrer dans les facultés de médecine qu’auparavant, et à y réussir. Elles représenteraient entre 60 et 70 % de l’effectif.
On retrouve le même pourcentage au terme des cursus. Professionnellement, personne ne s’en plaint. Elles font le job ; il n’y a rien à dire. Mais, il y a un corollaire. Les femmes travailleront moins que les hommes. Elles auront des enfants, il faudra du temps pour les faire. Et il n’y a aucune raison qu’elles se privent de les voir grandir. Elles seront en conséquence plus adeptes de mi-temps.
Donc, pour résumer, côté masculin, des garçons qui veulent en faire moins que leurs aînés, et côté féminin, des filles qui en feront moins que les garçons. L’essentiel est dit pour expliquer cette désaffection pour l’hyper-travail qui va crescendo et le « manque d’effectifs circonstanciel » qui en est la conséquence. « Manque d’effectifs circonstanciel », voici l’expression qui damerait volontiers le pion à la sempiternelle « pénurie » dont on nous rebat les oreilles. On quitte l’hyperbole pour tomber dans l‘euphémisme.
Vous souhaitez vous aussi commenter l'actualité de votre profession dans le « Quotidien du Médecin » ? Adressez vos contributions à jean.paillard@lequotidiendumedecin.fr.
Exergue : Cette désaffection pour l’hyper-travail va crescendo : côté masculin, des garçons qui veulent en faire moins que leurs aînés, côté féminin, des filles qui en feront moins que les garçons...
Appendicite et antibiotiques
La « foire à la saucisse » vraiment ?
Revoir la durée des études de médecine
Réformer l’Internat et les hôpitaux