Courrier des lecteurs

Quand la finance prend le pouvoir : Boeing et les hôpitaux, même chute programmée

Publié le 11/07/2025
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Deux secteurs que tout oppose — la santé publique et l’industrie aéronautique — partagent pourtant une trajectoire similaire : une lente dégradation causée par le même moteur discret mais redoutable, celui de la financiarisation. D’un côté, Boeing, fleuron américain de l’aviation, miné par des logiques comptables. De l’autre, l’hôpital public français, autrefois pilier d’excellence, désormais en crise chronique. Deux mondes, une même erreur : avoir remplacé l’ingénieur et le médecin par le gestionnaire.

Le temps des bâtisseurs

Les hôpitaux français trouvent leur origine dans des communautés religieuses charitables. L’« Hôtel-Dieu », « La Charité » ou « Saint-Antoine » étaient administrés par des sœurs, au service des malades, sans logique de rendement. Avec la Révolution, les soins se laïcisent, se professionnalisent, deviennent lieux d’enseignement. Dès 1801, les établissements sont classés par spécialité. Les concours de l’internat forment une élite médicale ; la médecine progresse, bousculée par des pionniers comme Semmelweis ou Lister.

Ces hôpitaux, dirigés par des médecins, voient leur gestion soutenue par des fonctionnaires, non pour encadrer les soignants, mais pour les libérer des tâches logistiques. L’alliance entre savoir médical et organisation efficace permet alors un véritable essor du soin hospitalier. L’objectif est clair : soigner au mieux.

Boeing, de son côté, naît en 1916 d’une vision portée par deux ingénieurs, William Boeing et George Conrad Westervelt. Au service de l’armée d’abord, puis des civils, ils conçoivent des avions fiables et sûrs. L’entreprise s’impose comme une référence mondiale par sa culture d’excellence technique. Même après son expansion dans le spatial et la défense, Boeing reste une maison d’ingénieurs.

Le nécessaire contrôle des finances

Que le système de santé doive être géré avec rigueur est une évidence. Mais cette gestion devait rester au service du soin, non l’inverse. Certaines réorganisations — comme l’externalisation de services logistiques (blanchisserie, nettoyage, restauration) — ont pu améliorer la réactivité ou faciliter l’adoption d’innovations. La concurrence entre établissements a parfois stimulé la qualité perçue.

Mais ces gains sont ambigus. Ils s’accompagnent d’une montée des inégalités : tous les territoires n’offrent pas les mêmes moyens, ni les mêmes chances de guérison. L’accès aux soins complexes, comme en cancérologie, dépend trop souvent du code postal. Les conditions de travail des soignants, elles, se dégradent : surcharge, perte de sens, tâches répétitives et peu gratifiantes. À force d’optimiser, on épuise. À force de compter, on oublie de soigner.

La financiarisation induit une hiérarchisation des actes en fonction de leur rentabilité. La prévention, le suivi des maladies chroniques, les soins aux plus fragiles deviennent les grands perdants d’une médecine alignée sur le tableau Excel. Le soin est tiré vers le court terme, vers l’acte rentable — pas forcément vers l’essentiel.

La bascule

Puis vient le temps du renversement silencieux. Dans les années 1990, Boeing fusionne avec McDonnell Douglas, entreprise dirigée par des financiers. Ce changement de gouvernance marque une rupture : désormais, on raisonne en coûts, en économies d’échelle, en rendements immédiats. L’innovation ralentit. Plutôt que de concevoir un nouvel avion autour d’un nouveau moteur, on adapte l’ancien — moins cher, plus rentable. Jusqu’au drame.

L’objectif n’est plus d’offrir le meilleur soin possible, mais de réduire les dépenses

En France, les hôpitaux publics subissent une transformation parallèle. Les directions hospitalières prennent le pas sur le médical. L’objectif n’est plus d’offrir le meilleur soin possible, mais de réduire les dépenses. L’argent, d’outil, devient finalité. La qualité des soins s’effrite. Les concours deviennent absurdes. Les vocations désertent. Le pilotage se fait à vue, sous contrainte budgétaire.

Les conséquences : de la panne au crash

Dans le ciel, le coût de cette logique s’est payé comptant : deux catastrophes aériennes — Lion Air et Ethiopian Airlines — ont révélé un dysfonctionnement systémique. On a voulu économiser sur la formation des pilotes, éviter une nouvelle certification, bricoler un système de stabilisation au lieu de redessiner un avion. Résultat : 346 morts, et une perte de confiance mondiale.

À l’hôpital, les effets sont plus diffus, mais tout aussi dévastateurs. La crise du Covid-19 a exposé une gestion désastreuse des stocks, des pénuries de masques, une désorganisation flagrante. Mais la dégradation ne date pas de 2020 : urgences saturées, déserts médicaux, délais aberrants, consultations régulées par téléphone. Le cœur même du soin — interroger, examiner, diagnostiquer — est sacrifié sur l’autel de l’efficience.

Et le pire est devant nous : vieillissement de la population, explosion des maladies chroniques (obésité, diabète, cancers liés aux polluants ou à la malbouffe), conséquences durables de la précarité sociale. La démographie médicale s’effondre, pendant que les logiques comptables s’imposent à tous les étages.

L’erreur systémique

Dans les deux cas, une même mécanique est à l’œuvre : la prise de pouvoir de logiques financières sur des secteurs régaliens. Là où l’on attendait des ingénieurs et des médecins, on trouve des consultants, des managers, des tableurs Excel.

On accuse parfois les pilotes, les médecins, les soignants, les personnels sur le terrain. Mais ce sont les structures décisionnelles qu’il faut interroger. Qui a décidé de recycler un avion inadapté ? Qui a fixé les ratios d’infirmiers par lit ? Qui a supprimé les postes, fermé les lits, externalisé des pans entiers du soin ou de la sécurité ?

Ces décisions ne relèvent pas de l’accident, mais d’une idéologie : celle selon laquelle tout peut être optimisé, rationalisé, rentabilisé — y compris la vie humaine.

Il est urgent de redonner le pouvoir aux professionnels de terrain : aux ingénieurs dans l’aérien, aux médecins et soignants dans la santé

Reprendre le contrôle

Il est urgent de redonner le pouvoir aux professionnels de terrain : aux ingénieurs dans l’aérien, aux médecins et soignants dans la santé. La gestion, bien sûr, est nécessaire — mais elle doit être au service du projet, pas l’inverse.

La financiarisation des secteurs vitaux n’est pas une fatalité. C’est un choix. Et comme tout choix politique, il peut — et doit — être corrigé.

Car un hôpital n’est pas une entreprise. Un avion n’est pas un produit comme un autre. Et une société qui confie ses domaines les plus sensibles aux seules lois du marché court au naufrage — dans le ciel comme dans les salles d’attente.

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Dr Édouard Kauffmann, gynécologue obstétricien à Ravine des Cabris (La Réunion)

Source : Le Quotidien du Médecin