A trois semaines de l’échéance, les contours du déconfinement sont encore flous malgré les jalons posés par Emmanuel Macron à la mi-avril. Mais les experts sont unanimes : quelles que soient les zones d’ombre de cette pandémie inédite, la stratégie de déconfinement ne peut pas faire l’impasse sur une série de conditions très strictes pour être réussie sur le plan sanitaire. Avec cet enjeu en tête : éviter un rebond massif.
Le 13 avril, le président de la République a levé un coin du voile sur le déconfinement en annonçant une échéance au 11 mai. Stratégie de tests, port du masque, protection des plus fragiles, Emmanuel Macron a posé les premiers jalons de « l’après », laissant le soin à son gouvernement de proposer un plan de bataille plus détaillé fin avril. D’ores et déjà, plusieurs ministres ont précisé, voire modulé, le propos du chef de l’État. Mais de nombreux flous persistent, avec autant d’interrogations et de craintes, notamment sur le plan scientifique.
Un déconfinement prématuré ?
Entre ceux qui pointent les effets délétères du confinement et voudraient en sortir au plus vite et ceux qui craignent qu’une sortie prématurée n’expose à une seconde vague brutale, la date du 11 mai pose question. Auditionné au Sénat le 16 avril, le Pr Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique, n’a pas mâché ses mots : « Cela n’ est pas possible, mais d’un point de vue purement sanitaire, il faudrait rester strictement confinés… jusqu’à la fin des temps », a-t-il déclaré. Sans aller jusque là, le Pr Philippe Sansonetti, chercheur à l’Institut Pasteur et titulaire de la chaire de microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France, invite, dans un essai publié le 14 avril, à « garder à l’esprit que rien ne ressemblera à un retour à la normale tant que nous ne disposerons pas d’un vaccin ».
Sur un plan purement comptable, au 11 mai, le confinement devrait pourtant avoir produit son effet sur le système de soins. Les données épidémiologiques publiées chaque semaine par Santé publique France (SPF) montrent qu’à partir de la semaine 15 (6-12 avril), le nombre total de patients hospitalisés a cessé de croître, avec un recul très significatif du nombre de nouvelles hospitalisations et de nouvelles admissions en réanimation. Un travail de modélisation mené par l’Institut Pasteur et le CNRS, en collaboration avec l'Inserm et SPF, va dans le même sens, estimant que le confinement a permis une réduction du nombre journalier d’admissions en réanimation de 700 fin mars à 200 mi-avril. « Si cette tendance se poursuit, le nombre journalier d’admissions en réanimation en France devrait se situer entre 10 et 45 au 11 mai 2020 », jugent les chercheurs.
Toutefois, comme le rappelle le Pr Christine Rouzioux, virologue à l’hôpital Necker et membre de l’Académie de médecine, le confinement ne s’imposait pas seulement pour permettre au système hospitalier de tenir le choc, mais aussi « pour arrêter la circulation du virus, qui proliférait à une vitesse folle, et empêcher la constitution de nouveaux foyers ». Sur ce point, les scientifiques se veulent prudents même si les signaux semblent plutôt au vert. En ville, les estimations issues du réseau Sentinelles montrent une nette baisse des consultations pour suspicion de Covid-19 en semaine 15, avec7 155 nouveaux patients ayant consulté pour ce motif, contre plus de 28 241 la semaine précédente. Même tendance à la baisse s’agissant du nombre d’actes effectués par SOS Médecins et de passages aux urgences pour suspicion de Covid-19. Autant d’indicateurs « traduisant une diminution des nouvelles contaminations », décrypte Santé publique France. Pour autant, « le pic de l’épidémie n’est pas passé », prévient le Pr Sansonetti, « même si l’on observe quelques signaux que l’on aimerait considérer comme positifs »…
Qu’en sera-t-il le 11 mai ? Alors que début mars, le taux de propagation du virus (R0) était chiffré à environ 3,5, il pourrait, si l’on en croit les modèles, atteindre 0,7 à la fin du confinement si la quarantaine est bien respectée jusque-là. Or, « jusqu’ici nos modélisateurs ne se sont pas beaucoup trompés », souligne le Pr Delfraissy. Dernière modélisation en date, celle de l’Institut Pasteur mise même sur un R0 proche de 0,5 soit moins que le seuil de 1 considéré comme stratégique pour qu’une épidémie régresse. À ce stade, « l’épidémie sera réduite, mais n’aura pas disparu », prévient toutefois le Pr Delfraissy.
Faut-il pour autant poursuivre le confinement au-delà ? « Plus j’y réfléchis, plus je me dis que cette date n’est pas trop précoce, confie le Pr Rouzioux : la souffrance est trop grande et devient inacceptable. Or l’acceptabilité est un point important du dispositif. » Augmentation des violences intrafamiliales, enfants à risque de dénutrition dans les foyers socialement vulnérables, décompensations psychiatriques en hausse, pathologies chroniques non soignées, etc. : au-delà de cette question d’acceptabilité et des préoccupations économiques, de plus en plus de données pointant les effets médicaux collatéraux du confinement dissuadent aussi de jouer les prolongations trop longtemps.
Une stratégie de tests à l’économie ?
Au cours de son allocution, Emmanuel Macron a évoqué une pratique de tests ciblés avant tout sur les patients symptomatiques. Une politique plutôt moins-disante par rapport à la stratégie de tests massive qui semble faire consensus dans la communauté scientifique. Au départ, rappelle Philippe Sansonetti, « nous avons manqué de moyens diagnostics à la hauteur de l’ampleur et de la rapidité de progression de l’épidémie (…). Aveugles sur le nombre, même approximatif, des cas réels, nous n’avons pu procéder à un large isolement des sujets contagieux et à la mise en quatorzaine de leurs contacts directs. Les pays qui ont largement pratiqué ces tests, Corée, Taïwan, Singapour et même l’Allemagne, présentent à ce jour un bilan plus favorable, particulièrement en nombre absolu de décès. » Une étude Inserm codirigée par Vittoria Colizza, publiée en début de semaine dernière, montre aussi que quel que soit le scénario retenu, c’est le déploiement massif des tests et l’isolement des cas détectés qui fait la différence. Pas question de tester 68 millions de personnes. « Aucun pays n’en serait capable, d’autant qu’il faudrait le répéter », explique le président du Conseil scientifique, qui prône en revanche un accès élargi aux tests PCR, dont la capacité de 100 000 tests/jour doit être atteinte début mai : « à mon sens, il faut même être très large et permettre l’utilisation, même sans symptômes, à tous ceux qui le souhaitent », s’ils s’estiment susceptibles d’avoir été contaminés.
Le message semble avoir été entendu : « Nous allons devoir tester vite et massivement tous ceux susceptibles de porter le virus » a déclaré Édouard Philippe dimanche dernier, lors de son allocution en duo avec Olivier Véran, ouvrant la voie à une stratégie de tests (et d’isolement) plus massive. L'objectif affiché du gouvernement est de pouvoir réaliser, à partir du 11 mai, 500 000 tests par semaine, non seulement pour les personnes présentant des symptômes mais aussi pour celles ayant été en contact avec un malade du Covid-19. Les personnes testées positives devront ensuite être isolées de façon stricte.
Mais tester plus, et identifier les cas contacts y compris par une application numérique (StopCovid) dont l’intérêt sera évalué fin avril, ne va pas sans un très important maillage humain, pour orienter et accompagner les testés, prévient Jean-François Delfraissy, mettant en garde contre le fantasme du tout-technologique. En Corée, tests et traçage ont été accompagnés par une armada sanitaire de 20 000 personnes, qu’il convient de créer avantde voir si on peut l’outiller de solutions numériques, indique-t-il.
Quant aux tests sérologiques (TROD, autotest, Elisa, etc.), en date du 22 avril, aucun n’avait encore été validé par le centre national de référence des virus. Alors que ces tests détectent les IgM et IgG produits après une infection par le SARS-CoV-2, beaucoup de questions restent en effet en suspens quant à la cinétique de ces anticorps, leur caractère protecteur ou non vis-à-vis d’une infection ultérieure, leur durée de vie, etc. Avec à la clé de nombreuses interrogations sur l’interprétation des sérologies. « Tant que personne n’aura pu apporter une réponse ferme à ces questions, considérer qu’il faille s’appuyer massivement sur les tests sérologiques serait anticiper une situation qui risque de ne pas correspondre à la réalité », a prévenu Olivier Véran.
Quid du rôle des enfants dans la propagation de l’épidémie ?
Les enfants sont-ils vraiment les réservoirs et les vecteurs privilégiés de la maladie ? La fermeture des écoles, effective dans 185 pays se fondait sur cette hypothèse, habituellement vérifiée pour la plupart des virus respiratoires. Des quelques mois d’expérience du Covid, une certitude, observée dans plusieurs pays, se dégage pour l’instant : les enfants échappent dans leur immense majorité aux formes graves. Selon les données françaises, les moins de 15 ans représentent moins de 1 % des admissions en réanimation et au 5 avril, aucun n’était décédé du Covid. Alors que le confinement se révèle à l’inverse à haut risque (dénutrition et maltraitances en hausse) pour certains, justifiant la réouverture progressive des écoles, plusieurs indices viennent fragiliser l’hypothèse que les enfants ont un rôle prépondérant dans la propagation de l’épidémie. L’étude menée par des chercheurs français sur le premier cluster – fin janvier – des Contamines-Monjoie, publiée le 11 avril dans Clinical infectious Disease, a établi que l’enfant de 9 ans, contaminé parmi douze individus par un Britannique rentrant de Singapour, n’a infecté personne à son tour – pas même sa fratrie – parmi ses 172 contacts ultérieurs, à l’école notamment. Pédiatre au centre intercommunal de Créteil et secrétaire général de la Société française de pédiatrie (SFP), le Pr Robert Cohen indique aussi avoir eu la puce à l’oreille lorsque les prélèvements sur les enfants ont démarré, la plupart se révélant 3 à 5 fois moins positifs que chez l’adulte. Pour en savoir plus, la SFP va démarrer une étude : 600 prélèvements seront réalisés en région parisienne, 300 sur des enfants avec symptômes pouvant correspondre au Covid, et 300 sur des enfants indemnes, lors de consultations ordinaires de pédiatrie.
La protection des « plus vulnérables », oui, mais jusqu’où ?
Partout, la pandémie a prouvé que les plus de 65-70 ans, les personnes immuno-déprimés, celles atteintes de pathologies cardiovasculaires ou encore les diabétiques étaient les premières victimes. Plus récemment, plusieurs publications ont aussi pointé du doigt l’obésité. Selon le dernier bilan épidémiologique, 84 % des personnes décédées et 67 % de celles en réanimation souffraient de comorbidités, 92 % des décédés et la moitié des patients en réanimation avaient plus de 65 ans. Une population vulnérable qui se monterait au total à 18 millions de Français et pour laquelle la poursuite du confinement s’impose, selon Jean-François Delfraissy.
Fort de ce constat, le chef de l’État avait annoncé le 13 avril une poursuite de la quarantaine « dans un premier temps » pour les plus vulnérables et notamment pour les plus âgés. « Bien sûr, l’enjeu pour les personnes âgées qui ont encore une activité professionnelle ou associative est important, et pour certaines le confinement est très difficile à vivre », convient Christine Rouzioux. « Mais les laisser sortir au moment du rebond épidémique, c’est leur faire courir un risque vital très important. »
Un point de vue qui ne fait pas l’unanimité. Pour le Syndicat de médecins libéraux, « s’il est tout à fait justifié de vouloir continuer à protéger les plus fragiles, il est très discutable d’associer la vulnérabilité au seul critère d’âge et contraindre les plus de 70 ans à demeurer isolées. Cela aurait de nombreuses conséquences délétères. » Même craintes du côté de l’Académie de médecine, qui appelle à respecter les « principes élémentaires d’humanisme ». Face à cette levée de boucliers, l’Élysée a déclaré ne pas vouloir de discrimination envers les personnes âgées et en a « appelé à la responsabilité individuelle ». Rien n’a été précisé en revanche concernant les autres sujets fragiles.
Les masques, pré-requis du déconfinement ?
Le 13 avril, Emmanuel Macron a aussi évoqué l’idée d’un « masque grand public » pour se protéger et protéger les autres contre le coronavirus. Dans la foulée, Olivier Véran a annoncé que 17 millions de masques de ce type seraient produits chaque semaine d’ici le 11 mai, soulignant qu’ils ne remplacent pas les gestes barrière. Si personne ne conteste ce dernier point, les spécialistes sont plus catégoriques sur l’impératif des masques, alors que le gouvernement se borne à indiquer leur éventuel caractère obligatoire dans les transports et ne dit pas comment ils seront distribués à la population. Pour le Conseil scientifique, ils sont un pré-requis du déconfinement, qui figurera dans son prochain avis. « Même imparfaits, même mal portés, ils sont mieux que rien, puisque le virus se transmet par les postillons » abonde le Pr Rouzioux, jugeant la communication publique bien trop timide sur le sujet.