Article réservé aux abonnés
Dossier

Médecins généralistes et coordonnateurs d'Ehpad

Des acteurs de première ligne engagés mais démunis

Par Aude Frapin - Publié le 25/04/2022

Sous-effectifs de soignants, manque d’attractivité du secteur et de moyens financiers… Depuis de nombreuses années, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont en proie à de multiples difficultés. Les médecins généralistes et coordonnateurs qui interviennent dans ces structures sont souvent en première ligne et doivent tant bien que mal s’adapter à ces faiblesses structurelles.

Début janvier, le livre-enquête Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet, sur les mauvaises conditions de vie des résidents d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) du groupe Orpea, suscitait une vive émotion au sein de la société française.

Sommé de réagir, le gouvernement lançait dans la foulée deux enquêtes administratives sur l’entreprise, confiées à l’Inspection générale des finances (IGF) et à celle des affaires sociales (Igas). Publiés début avril, les résultats des deux enquêtes ont corroboré les révélations du journaliste, faisant état de graves dysfonctionnements au sein des établissements du groupe privé lucratif, entre suroccupation des établissements, économies sur les repas et pénurie de soignants.

Des faiblesses structurelles inhérentes à tous les Ehpad

Mais si ces dysfonctionnements sont particulièrement exacerbés au sein de ce type de structures privées, ils existent aussi au sein d’Ehpad publics et privés à but non lucratif.
Selon le Dr Philippe Marissal, médecin coordonnateur d’Ehpad et généraliste à Artemare (Ain), « l’irruption, ces dernières années, de l’économie dans la médecine, y compris dans les structures publiques », ne permet pas de travailler de manière « sereine ».

« Nous accompagnons des personnes âgées dans leurs dernières années de vie. Ce ne sont pas souvent les années les plus faciles et les plus agréables pour eux… Alors, lorsque la notion de rentabilité entre en jeu, votre éthique de soignant est forcément touchée. C’est très difficile de faire les choses bien lorsqu’on vous met des bâtons dans les roues », confie-t-il.

Le Dr Renaud Marin La Meslée, généraliste de formation et médecin coordonnateur dans deux Ehpad, à Saint-Jean-de-Luz et à Biarritz, déplore, lui aussi, un « secteur sinistré depuis de nombreuses années ». Pour ce praticien, également président du Syndicat national des généralistes et gériatres intervenant en Ehpad (SNGIE), les plans successifs et les réformes engagées ces vingt dernières années n’ont pas permis d’améliorer la situation.

« La canicule de 2003 a mis en lumière certains dysfonctionnements au sein des Ehpad. Cet épisode a donné lieu à la création de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), suscitant beaucoup d’espoir au sein du secteur… Le plan "solidarité grand âge", engagé en 2006 par Philippe Le Bas, alors ministre délégué chargé des Personnes âgées, était lui aussi ambitieux », admet le généraliste.

Ce texte prévoyait en effet un taux d’encadrement d’un salarié pour un résident (1 équivalent temps plein ou ETP) au sein des structures accueillant des personnes en grande dépendance. Pour les structures accueillant des résidents un peu moins dépendants, un taux d’encadrement de deux salariés pour trois résidents était alors préconisé (0,8). « Ce plan devait permettre de rattraper en cinq ans le déficit d’encadrement dont souffrait le secteur des personnes âgées par rapport à celui des personnes handicapées mais, finalement, il n’a jamais été comblé », déplore le Dr Marin La Meslée.

Le manque de soignants, révélateur d’un modèle à bout de souffle

En effet, quinze ans plus tard, force est de constater que le taux d’encadrement global moyen, sur l’ensemble des 7 500 Ehpad du territoire français, s’élève à seulement 0,69 ETP par établissement, selon les derniers chiffres du baromètre KPMG, publiés en janvier 2022. « Entre ce qui était prévu et la réalité, il y a un terrible fossé », déplore le Dr Marin La Meslée.

« Au fil des scandales, au fil de la médiatisation des problèmes, le constat est toujours le même. Nous faisons du surplace et, parfois, je me dis même que nous avançons à reculons », abonde le Dr Pascal Meyvaert, médecin coordonnateur et président du Syndicat des médecins coordonnateurs, Ehpad et autres structures, généralistes ou gériatres (SMCG-CSMF).

S’agissant du taux d’encadrement médical moyen dans les Ehpad français, il s’élève à 0,53 ETP, selon les chiffres du baromètre KPMG 2022. Un chiffre bien en deçà des recommandations émises dans le rapport Jeandel-Guérin (0,61 ETP). Ce rapport est un des travaux les plus récents menés sur le sujet et a d’ailleurs servi de base à la feuille de route Ehpad-USLD 2021-2023 publiée par le gouvernement mi-mars.

En février, les Sages de la Cour des comptes ont, à leur tour, dans leur rapport annuel, tiré la sonnette d’alarme sur le déficit chronique de personnel médical au sein des Ehpad. Les magistrats de la rue de Cambon ont notamment attiré l’attention sur l’absence totale de médecins coordonnateurs dans plus de 30 % des établissements.

Une obligation pourtant légale depuis 1999…

La Cour note aussi que « parmi les Ehpad contrôlés dans le cadre de l’enquête, un tiers connaissait ou avait connu récemment une vacance de poste de médecin coordonnateur (et) un quart d’entre eux fonctionnait avec un temps de médecin coordonnateur inférieur aux seuils réglementaires ».

Dans une interview publiée sur le site du Généraliste en février, le Dr Marin La Meslée s’interrogeait d’ailleurs sur « la corrélation entre les signalements de mauvais traitements et l’absence de coordonnateur dans les Ehpad ». Sans établir de lien de causalité, le praticien estimait que les médecins coordonnateurs représentaient un « contre-pouvoir d’autorité ».

Un avis partagé par le Dr Philippe Marissal. Pour lui, « le médecin coordonnateur est celui qui apporte de la bientraitance au sein de l’Ehpad, celui qui met en adéquation les soins avec les besoins des résidents ». Outre son caractère obligatoire, la présence d’un médecin coordonnateur dans les maisons de retraite est en effet structurante et participe au bon fonctionnement d’un établissement. Le médecin coordonnateur est celui qui coordonne l’équipe soignante et supervise le projet de soin de l’établissement. Comment expliquer, alors, l’absence de médecin coordonnateur dans certaines structures ?

La désertification médicale et le manque d’attractivité en cause ?

Selon les principaux concernés, plusieurs raisons expliquent ce déficit. La première est démographique. En effet, les quelque 6 000 médecins français exerçant une fonction de coordination en Ehpad sont, pour la très grande majorité d’entre eux, des généralistes libéraux. La pénurie de médecins coordonnateurs est donc intimement liée à la pénurie de médecins généralistes, comme l’analyse le Dr Pascal Meyvaert : « De manière tout à fait logique, on observe dans certains endroits une superposition géographique des secteurs sous-dotés en médecins généralistes et sous-dotés en médecins coordonnateurs ».

L’autre raison évoquée par l’ensemble des médecins coordonnateurs est le manque d’attractivité du métier. « Le manque de reconnaissance de la fonction est un souci récurrent. Les médecins coordonnateurs ont du mal à faire valoir leurs compétences et à se faire rémunérer à des niveaux satisfaisants », regrette le Dr Pascal Meyvaert. « Un médecin qui a bac + 9 ou bac + 10 va être payé 3 200 euros bruts par mois pour un temps plein en Ehpad, c’est indigne… », fulmine à son tour le Dr Renaud Marin La Meslée.

Le manque d’attractivité de l’ensemble du secteur a d’ailleurs un impact direct sur le quotidien des médecins coordonnateurs, comme le souligne le Dr Marin La Meslée : « Les sociétés d’intérim n’arrivent même plus à trouver des aides-soignants pour combler nos manques lorsque nous avons une absence imprévue. Ce déficit d’attractivité est extrêmement préoccupant et c’est parfois très difficile à gérer », confie le généraliste.

Le manque d’attractivité du secteur a également un impact sur la venue des médecins généralistes en Ehpad. « Suivre un résident d’Ehpad requiert d’y consacrer un certain temps, il faut rencontrer l’équipe soignante, s’habituer aux nouveaux logiciels. Rien que trouver une place sur le parking d’un Ehpad pour se garer peut s’avérer être un véritable casse-tête. Tout ça pour une rémunération pas toujours très intéressante », souligne le Dr Philippe Marissal, qui, en plus d’être médecin coordonnateur, est aussi médecin traitant de plusieurs des résidents de l’établissement.

Le Dr Marie Macherey, médecin généraliste qui lui succédera dans deux mois à Artemare, a d’ailleurs un peu hésité avant d’accepter de reprendre sa patientèle Ehpad. Pour la praticienne, qui intervient déjà à raison d’une fois par mois dans l’établissement comme médecin traitant, la question du manque de temps a pesé dans la balance. « Les patients d’Ehpad requièrent davantage de temps que les autres. Il faut compter environ une bonne demi-heure par patient : le temps de regarder les informations sur leur dossier médical, de discuter du traitement avec l’équipe soignante, qui croule d’ailleurs bien souvent sous le travail… Ce n’est pas toujours évident », admet-elle.

S’ajoute à cela une gestion à distance de certains dossiers. « Finalement, trente patients en maison de retraite me prennent quasiment autant de temps qu’une centaine de patients en cabinet. Trente patients d’Ehpad à suivre, c’était vraiment le maximum pour que cela n’empiète pas trop sur le reste de ma semaine », évalue-t-elle.

Des ruptures dans le suivi médical

Toutes ces contraintes poussent d’ailleurs certains médecins généralistes à refuser de continuer le suivi de leurs patients en Ehpad. Dans son rapport annuel publié en février, la Cour des comptes estimait qu’il s’agissait d’« un phénomène très largement répandu sur le territoire ». La juridiction financière notait ainsi une nette diminution des consultations de médecins généralistes dans les Ehpad ces dix dernières années. « Les dépenses correspondantes sont ainsi passées de 30 à 34 euros par mois et par résident entre 2014 et 2016 puis à 27 et 24 euros en 2017 en 2018. »

Mais ces ruptures de suivi médical ne sont pas sans conséquence sur le quotidien des médecins coordonnateurs, parfois contraints d’endosser le rôle de médecin traitant. « Cela m’arrive de plus en plus de devoir prendre en charge des urgences, à tel point que, la dernière fois, j’ai fait un petit mot à mes collègues en leur rappelant qu’à deux mois de la retraite, je n’étais pas le super interne de l’Ehpad. Mais lorsqu’on ose rappeler un tout petit peu les règles de fonctionnement, les médecins traitants nous agitent la possibilité de ne plus venir. Il faut donc rester vraiment prudent et marcher sur des œufs pour ne pas faire de vagues », avance le Dr Marissal.

La téléconsultation comme solution ?

Face « à cette sous-médicalisation objective », note le Dr Jean-Paul Ortiz, président d’honneur de la CSMF, la téléconsultation apparaît alors comme une solution. « La développer permettrait de faire gagner beaucoup de temps au médecin, qui ne serait pas contraint de se déplacer systématiquement. Le continuum dans le suivi des patients serait ainsi assuré. »

La mise en place de ce système, déjà effectif dans certains Ehpad, se fait toutefois sous certaines conditions, prévient le néphrologue : « Il faut que les Ehpad soient bien équipés, avec une salle aménagée dotée d’un bon réseau de communication numérique et d’un bon appareillage permettant les échanges sonores et visuels. Pour faciliter les échanges et garantir leur qualité, il faudrait que les infirmiers accompagnent les résidents tout au long de leur téléconsultation. » Le praticien ajoute : « On peut même aller plus loin et imaginer faire du télésoin. Cela permettrait à l’infirmier de l’Ehpad de solliciter, en cas de besoin, l’avis d’une équipe de soins palliatifs ou d’une équipe en charge des plaies chroniques, cela faciliterait bien des choses ! ».

Ces solutions nécessitent toutefois des moyens humains et financiers importants, concède le praticien. Et si certaines revalorisations ont déjà été accordées aux médecins coordonnateurs d’Ehpad à la faveur de la crise sanitaire, tous attendent des mesures plus fortes de la part du prochain gouvernement et un véritable plan autonomie-grand âge.

« Cela doit faire déjà dix ou quinze années que les gouvernements successifs nous promettent une loi. Le dernier gouvernement a, lui aussi, fini par enterrer son projet de loi. Le fait de reculer n’améliore pas la situation. Il faut un plan de financement pérenne et ambitieux. Nous ne voulons pas de saupoudrage, de rustines qu’on colle par-ci et par-là à l’image des mesures qui ont été prises ces dernières années », résume le Dr Pascal Meyvaert.