* Le romancier irlando-américain Colum McCann (« Et que le vaste monde poursuive sa course folle », notamment) signe avec « Apeirogon » (1) un livre puissant qui, à travers la seule histoire vraie de deux hommes, explore toutes les facettes du conflit israélo-palestinien. Il fallait bien cet apeirogon, cette figure géométrique au nombre infini de côtés, pour embrasser un drame qui n’en finit pas d’endeuiller deux peuples. Le Palestinien Bassam Aramin et le Juif israélien Rami Elhanan ont chacun, à dix ans d’écart, perdu un jeune enfant, tué par l’« ennemi ». Plutôt que la vengeance, ces deux hommes que tout oppose et qui sont devenus amis, unissent leurs douleurs pour que la mort d'Abir et de Smadar devienne un message de paix, qu’ils délivrent partout dans le monde. Pour raconter leur histoire et témoigner de la déflagration intime des deux pères comme de la conflagration des États, Colum McCann a composé un roman hybride entre imaginaire et non-fiction, un récit éclaté où s’imbriquent l’histoire, la géographie, la religion, avec de multiples digressions ou anecdotes et autres considérations philosophiques, ethnologiques, musicales ou cinématographiques… À Steven Spielberg, qui vient d’acheter les droits d’adaptation, de tenter de résoudre la quadrature du cercle !
* Révélée à l’âge de 19 ans avec « Kiffe kiffe demain », Faïza Guène raconte de livre en livre le vécu des classes populaires issues de l’immigration maghrébine. Dans « la Discrétion » (2), elle met en lumière une femme ordinaire, née dans l'Algérie colonisée et qui vit à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Elle a connu la guerre, l’exil au Maroc avant la France, un mariage arrangé qui s’est mué en amour, et elle a élevé quatre enfants. À travers elle, en courts chapitres qui alternent les dates et les lieux, le livre embrasse le destin de trois générations d’immigrés nord-africains. On ne peut qu’être séduit par la figure de Yamina, cette fille de combattant que la vie n’a pas épargnée et qui ne voit pas – ou refuse de voir – les mots et les gestes de condescendance et de mépris qui sont depuis toujours son quotidien. Ses enfants le lui reprochent. « Et si, demande l’auteure, refuser de se laisser envahir par le ressentiment était une façon de résister ? » « Mais, ajoute-t-elle, la colère, même enfouie, ne disparaît pas. La colère se transmet, l’air de rien. »
Une épidémie
* Avec en toile de fond l’épidémie de fièvre jaune qui, en 1878, a décimé un tiers de Memphis en quelques mois, Sébastien Spitzer (« Ces rêves qu’on piétine », « le Cœur battant du monde ») interroge dans « la Fièvre » (3) les fondements de la morale et du racisme. Le roman, écrit avant la pandémie actuelle et les manifestations raciales aux États-Unis, s’attache au destin de trois personnages pris dans la tourmente : le directeur du journal local, suprémaciste et proche du Ku Klux Klan ; la tenancière de la maison close d’où vient de sortir la première victime de la maladie, qui ne pense qu’à faire de l’argent ; un ancien esclave qui se bat depuis treize ans qu’a été aboli l’esclavage pour que les gens reconnaissent son statut d’homme libre. Alors que la fièvre fauche les habitants qui n’ont pas pu s’enfuir en commençant par les blancs et que les pillards avancent non masqués, chacun va être confronté à sa vérité. Une immersion dans les pires excès et les surprenantes générosités de l’Homme.
* Afro-américain, ancien Marine, diplômé de l’Académie navale des États-Unis, de Harvard et de Columbia en création littéraire, Jeffrey Colvin donne un premier roman ambitieux qui se déroule sur trois générations, « Africville » (4). L’histoire prend ses racines ce village fondé au milieu du XIXe siècle par d’anciens esclaves au nord d’Halifax. En 1930, pour échapper à son destin forcément misérable de femme de couleur, Kath Ella quitte la communauté avec son fils Omar, qui a la peau blanche. Adopté par un Canadien blanc et rebaptisé Étienne, installé dans les années 1960 en Alabama, alors que le combat pour les droits civiques des noirs fait rage, ce dernier opte pour le passing ; ce n’est qu’à à sa mort, vingt ans plus tard, que son fils retournera vers ses racines dans ce qui reste d’Africville. Fruit de plus de vingt ans de recherches, le roman pâtit parfois de sa trop grande richesse : notions abordées, personnages, intrigues sous-jacentes abondent au risque de nous égarer. Mais ça vaut la peine de s'accrocher.
* Savoir que « Balèze » (5) a été écrit par un professeur d’anglais de l’université du Mississippi, que le livre a été récompensé par quatre prix littéraires américains et cité parmi les meilleurs livres de l’année 2018 par une dizaine de journaux, ne prépare pas à une lecture douloureuse. Mettant à nu ses blessures intimes autant qu’il met en lumière les échecs d’un pays, Kiese Laymon s’adresse à sa mère, une femme brillante mais emplie de rage et de rancœur. Il raconte les secrets qu’ils se sont mutuellement cachés et ce que c’est de grandir en étant noir à Jackson, dans le Mississippi. Il évoque sa grand-mère, son anorexie, sa boulimie, son obésité, la violence sexuelle, son addiction au jeu, le pouvoir de l’écriture… Et si ce mal-être familial venait d’un autre mal : le racisme, omniprésent dans un pays obsédé par le progrès mais incapable de se remettre en question ? Un livre de poids, dans tous les sens du terme.
(1) Belfond, 510 p., 23 € (2) Plon, 252 p., 19 € (3) Albin Michel, 311 p., 19,90 € (4) HarperCollins, 380 p., 20 € (5) Les Escales, 280 p., 20,90 €