Algologie

LE BON USAGE DES OPIOÏDES

Publié le 24/10/2022
Article réservé aux abonnés

Longtemps craints pour leurs potentiels effets secondaires, les opioïdes sont aujourd’hui largement utilisés en médecine générale. Cette thérapeutique, très utile dans les douleurs aiguës et chroniques, connaît cependant une défiance légitime liée à un risque de mésusage et d’addiction. L’utilisation en toute sécurité de ces antalgiques nécessite une bonne connaissance des règles de prescription.

Crédit photo : VOISIN/PHANIE

INTRODUCTION

Il faut se réjouir d’une utilisation plus simple et démocratisée des opioïdes en France en médecine générale. Le bénéfice pour les patients dans la prise en charge de la douleur est indéniable, leur permettant d’obtenir souvent des gains substantiels en termes de qualité de vie. Cependant, les risques de mésusage et d’addiction de ces produits restent réels.

La France est encore loin de la situation outre-­Atlantique où les overdoses liées aux opioïdes sont devenues la principale cause de décès évitable chez les 18-45 ans. L’opioïde en cause est le fentanyl, au potentiel addictif très puissant. Ces overdoses se produisent trop souvent chez des patients ayant présenté des douleurs aiguës ou chroniques avec un suivi défaillant. L’utilisation du fentanyl est très limitée en France. C’est pour éviter qu’une telle situation se produise dans notre pays que la Haute Autorité de santé (HAS) a émis, en mars 2022, des recommandations (1) précises et encadrées pour éviter tout risque de mésusage et donc d’addiction et de décès par overdose. L’intérêt de ces recommandations est majeur pour les médecins généralistes, à l’origine de la majorité des prescriptions d’opioïdes.

PRINCIPALES INDICATIONS DES TRAITEMENTS OPIOÏDES

Devant les craintes légitimes d’une augmentation des mésusages, le médecin généraliste, en tant que premier prescripteur d’opioïdes en France, est un pilier de la surveillance et doit ainsi être constamment en alerte devant ce risque. Il est donc essentiel de rappeler les règles de bonne pratique dans des situations courantes en cabinet.

Pour une douleur aiguë sans consommation d’opioïde en cours

La douleur aiguë est le principal motif de prescription pour les opioïdes faibles (71,1 %) et pour les opioïdes forts (50,1 %). Pour rappel, les médicaments antalgiques opioïdes possèdent une AMM pour le traitement des douleurs aiguës et sévères (score à l’échelle numérique ≥ 6/10). Il faut, dans la mesure du possible et le plus souvent, utiliser ces traitements en association avec d’autres antalgiques non opioïdes et des mesures non médicamenteuses. On parle d’analgésie multimodale.

Toutefois, même en cas de douleur aiguë sévère, les médicaments antalgiques opioïdes ne sont pas recommandés en première intention dans certaines situations cliniques.

À titre non exhaustif :

• les douleurs dentaires,

• la lombalgie aiguë,

• les traumatismes simples du rachis,

• les entorses ou blessures mineures (sans signes de lésions tissulaires),

• la colique néphrétique,

• la migraine, même en deuxième intention, quelle que soit l’intensité de la douleur.

En cas de prescription d’un opioïde, il faut constamment rechercher la plus faible dose efficace, pour la durée la plus courte. De plus, après adaptation de la posologie, si la douleur n’est pas soulagée, il faudra arrêter le traitement progressivement pour éviter un syndrome de sevrage.

Pour les douleurs chroniques non cancéreuses

La douleur chronique est une entité clinique particulière, sans durée précise. Elle est chronique quand elle dure au-delà de ce qui est habituel pour la cause initiale présumée. Il s’agit du deuxième motif de prescription d’opioïdes forts (42,9 %) après la douleur aiguë. Elle doit alerter le clinicien sur l’origine de la douleur, mais aussi sur l’environnement du patient. C’est pourquoi une évaluation sociale, biologique et physiopathologique de la pathologie en cause est nécessaire avant toute prescription d’opioïde. Cette étape est indispensable avant l’instauration d’un traitement antalgique opioïde pour une douleur chronique non cancéreuse. Il est aussi important d’évaluer la dimension psychologique liée à cette douleur.

Situations pour lesquelles il convient d’être attentif : les facteurs de risque de trouble de l’usage ainsi que les co-prescriptions à risque, notamment de benzodiazépines ou de gabapentinoïdes.

Le clinicien doit s’attacher à viser des objectifs thérapeutiques réalistes, en accord avec le patient. Les recommandations préconisent à titre d’exemple un premier seuil de 30 % de diminution de l’intensité douloureuse ou d’amélioration fonctionnelle. Ce dernier élément nous incite à souligner que l’objectif n’est ici pas seulement une baisse de la douleur mais aussi une amélioration des capacités fonctionnelles et relationnelles du patient, souvent altérées en cas de douleurs chroniques.

Le suivi de ces patients est essentiel, avec une réévaluation au minimum tous les trois mois pendant les six premiers mois du traitement. Il faudra alors s’attacher à vérifier si les objectifs convenus avec le patient sont remplis, idéalement à l’aide d’outils d’évaluation comme le QCD (questionnaire concis de la douleur) ou l’EQ-5D, et à consigner les résultats dans le dossier du patient.

En l’absence de bénéfice clinique, il n’est pas recommandé :

• de dépasser une dose quotidienne de 120 mg/j EMO (équivalent morphine orale),

• de poursuivre un traitement par antalgique opioïde au-delà de 3 à 6 mois selon la typologie, quelle que soit la dose prescrite.

Un avis spécialisé (médecin de la douleur, addictologue, psychiatre) sera recherché dans ces situations, ou si le patient présente des troubles psychiques ou des troubles de l’usage de substance.

Il est possible que l’intensité des douleurs augmente alors que le traitement était préalablement équilibré. Il faut dans ce cas réévaluer le patient et savoir faire la différence entre une progression de la maladie, un phénomène de tolérance ou un autre phénomène lié, mais différent : l’hyperalgésie induite par les opioïdes. Cette dernière est une complication de l’exposition chronique aux opioïdes qui correspond à une augmentation de la sensibilité à la douleur causée par ces médicaments indépendamment de la maladie en cause.

Pour les traitements de la douleur liée au cancer

La prise en charge de la douleur dans le cancer est l’un des objectifs du Plan cancer. Il est important de rappeler que ce n’est pas le stade de la maladie mais la douleur qui dicte la prescription. La mise en place se fait idéalement dans un centre spécialisé, et le médecin généraliste est alors le référent médical au domicile et constitue la pierre angulaire du suivi avec l’infirmier. Malheureusement, cette situation idéale n’est pas toujours possible.

Dans tous les cas, un traitement opioïde doit être instauré par titration progressive en privilégiant la voie orale pour le confort du patient. L’utilisation de faibles doses d’opioïdes puissants peut être préférée d’emblée à l’utilisation de fortes doses d’opioïdes moins puissants.

L’équilibration d’un traitement par voie orale se fait avec la forme à libération immédiate ou avec la forme à libération prolongée. Il est tout à fait possible de prévoir des doses de secours. Pour cela, il faudra prescrire la même molécule à libération immédiate, renouvelable toutes les heures, avec un maximum de 6 doses par jour. Les doses de secours représentent 1/10 à 1/6 de la dose des 24 heures.

Il est important de prendre en compte les phénomènes anxieux et dépressifs, parfois associés chez ces patients.

Pour la réalisation de gestes douloureux, il faut prévoir un opioïde à libération immédiate de demi-vie courte. Dans cette situation, il est possible d’utiliser le fentanyl transmuqueux (buccal ou nasal), mais cela nécessite une surveillance rapprochée, notamment respiratoire, pendant et après le traitement (4).

Dans les autres cas, le fentanyl transmuqueux est contre-indiqué en première intention, il ne doit être prescrit qu’en complément d’un traitement de fond. Le fentanyl transdermique peut aussi être utilisé lorsque la voie orale n’est pas possible, ou encore en cas d’accès douloureux paroxystique (ADP) (5). Un ADP survient quel que soit le traitement antalgique en cours et quelle que soit sa posologie, que le traitement soit équilibré ou non. Le paroxysme de la douleur est atteint en moins de 3 minutes. Dans la moitié des cas, la douleur dure plus de 30 minutes.

Enfin, après l’instauration d’un traitement antalgique dans le cadre d’un cancer, il est important d’avoir un suivi rapproché, idéalement à 24-48 heures, pour vérifier l’efficacité et guetter les éventuels effets indésirables.

Quelques cas particuliers

Chez la femme enceinte, il faut préférer la morphine (6) – les autres opioïdes ne sont pas conseillés par manque de données pertinentes – et rester vigilant si la grossesse est proche du terme, en raison du risque de dépression respiratoire maternelle et de syndrome de sevrage maternel sur le fœtus.

Comme pour tout traitement médicamenteux, il faudra être vigilant chez les patients fragiles (personnes âgées, insuffisants rénaux et/ou hépatiques). Il faudra penser à diminuer les doses prescrites habituellement ou à augmenter les intervalles.

En cas d’insuffisance rénale modérée à sévère, la buprénorphine, le fentanyl, l’hydromorphone et la méthadone sont les plus sûrs. Concernant l’insuffisance hépatique, les opioïdes ne requérant pas un métabolisme hépatique complexe, notamment par l’intermédiaire des cytochromes, sont probablement plus sûrs (morphine, hydromorphone).

SÉCURISER L’USAGE DES OPIOÏDES

Il va de soi que la prévention d’un trouble de l’usage des opioïdes (TUO) passe par une initiation et un suivi respectant les recommandations de prescription. C’est ici tout l’enjeu des recommandations émises en 2022 par la HAS : sécuriser l’usage des opioïdes sans restreindre l’accès, tout en sensibilisant aux situations à risque.

Évaluation initiale du patient

Pour prévenir au mieux un risque de mésusage  et d’addiction, avant toute initiation de traitement opioïde, il est indispensable de réaliser une évaluation globale du patient et, notamment, de rechercher les facteurs de risque de TUO.

Les profils de mésusage se caractérisent par :

• l’utilisation abusive de traitements opioïdes dans le cadre de douleurs non cancéreuses,

• des dépendances primaires (suite à une prescription à visée antalgique),

• des dépendances secondaires : drogues, benzodiazépines, etc.,

• des comportements de nomadisme médical (doctor shopping) (7).

En plus de ses antécédents médicaux et de la recherche de comorbidités psychiatriques, il est important de s’enquérir des comportements addictifs et des consommations du patient et des troubles de l’usage de substances (passés ou actuels).

En ce qui concerne la prescription en elle-même, il est important de respecter quelques règles de base. Tout d’abord, il faut réaliser une titration à partir de la posologie jugée minimale au regard de la situation clinique, la dose doit donc être adaptée à chaque patient. Mais il faut garder à l’esprit que le soulagement insuffisant de la douleur du patient peut favoriser l’émergence d’un TUO. Ensuite, la durée de la prescription doit être la plus courte possible, toujours en accord avec les objectifs thérapeutiques.

Dans les cas les plus à risque identifiés par le médecin, il faudra se reposer sur les partenaires que sont l’infirmier et le pharmacien. Une dispensation fractionnée, par exemple, peut être utile, ou, dans certains cas plus rares, sous une supervision des prises par un professionnel de santé.

Particulièrement dans les situations à risque, les recommandations de la HAS sur l’utilisation des opioïdes impliquent davantage l’entourage. Les proches doivent recevoir une information sur les bénéfices attendus, mais aussi sur les risques d’un traitement par opioïde. Rappelons ici que le diagnostic de TUO se fait en utilisant les critères du ­DSM-5.

FOCUS SUR LE MÉSUSAGE ET SES CONSÉQUENCES

L’amélioration de la prise en charge de la douleur fait partie de plans ministériels depuis 1998. Nous avons donc logiquement retrouvé, depuis 10 ans, une augmentation de la consommation des antalgiques opioïdes.

La France n’est pas dans la situation dramatique des pays anglo-saxons mais l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) avait déjà observé, dans un rapport publié en 2019, une augmentation du mésusage ainsi que des intoxications voire des décès par overdose liés à la consommation d’antalgiques opioïdes. Ces effets concernant autant les opioïdes dits faibles comme le tramadol ou la codéine, que les opioïdes plus puissants comme la morphine ou l’oxycodone. Cela s’est manifesté en France par une multiplication par 2,3 des hospitalisations pour intoxication aux opioïdes (hors héroïne et méthadone) entre les années 2000 et 2015, soit une augmentation de + 128 % (2).

Le nombre d’hospitalisations liées à la consommation d’antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale a augmenté de 167 % entre 2000 et 2017. Le nombre de décès liés à la consommation d’opioïdes a augmenté de 146 % entre 2000 et 2015, avec au moins quatre décès par semaine. Le détournement de la prescription initiale est très souvent mis en cause.

En 2016, les trois substances les plus impliquées dans ces intoxications sont le tramadol, la morphine puis l’oxycodone. Tous opioïdes confondus, le plus prescrit reste le tramadol, avec une augmentation de plus de 68 % entre 2006 et 2017.

À noter que sur l’année 2015, 9,9 millions de Français ont bénéficié du remboursement d’antalgiques opioïdes. Les prescriptions d’antalgiques opioïdes sont majoritairement réalisées par les médecins généralistes à plus de 85 % (86 % des opioïdes faibles et 88 % des opioïdes forts) (3).

Surdosage et place de la naloxone

La place de la naloxone est devenue centrale dans la dispensation d’opioïdes. Il s’agit de l’antidote spécifique et du médicament de référence dans l’urgence des surdoses.

Plusieurs éléments cliniques font présager un surdosage en opioïdes. L’apparition d’une somnolence est un signe annonciateur d’un surdosage. Cependant, lors de l’instauration d’un traitement, une somnolence peut être simplement liée à la récupération d’une « dette de sommeil », devant une amélioration du symptôme douloureux.

Ce qu’il faut redouter, c’est la dépression respiratoire pouvant aller jusqu’à l’arrêt respiratoire et au décès. La diminution de la fréquence respiratoire en dessous de 10 cycles/minute doit alerter et conduire à la réduction de l’opioïde ou à son arrêt, voire à l’administration de naloxone.

En termes pratiques, il faut administrer la naloxone lorsque la fréquence respiratoire est inférieure à 8 cycles/minute et qu’elle est associée à un trouble de la vigilance (niveau -4 sur l’échelle d’agitation-vigilance de Richmond – Richmond Agitation-Sedation Scale – RASS).

Le myosis est souvent considéré à tort comme un signe de surdosage. S’il n’est pas associé à une somnolence ou une dépression respiratoire, il n’est l’indicateur que d’une imprégnation en opioïdes.

Enfin, chez les populations à risque de surdosage ou d’overdose, il est recommandé de prescrire et d’expliquer l’utilisation de la naloxone « prête à l’emploi » au patient, mais aussi à son entourage.

CONCLUSION

La forte augmentation de la consommation d’opioïdes antalgiques sur prescription doit être vue comme une réussite en termes de santé publique et de prise en charge globale des patients. Un meilleur accès au traitement de la douleur est une chose dont nous devons nous réjouir.

Mais il faut veiller à ne pas banaliser le recours à ces médicaments. Favoriser le bon usage de l’antalgie par opioïdes, le suivi et l’identification des risques de TUO sont le triptyque pour éviter toute conséquence néfaste pour le patient.

L’antalgie par opioïdes n’est qu’une facette de la prise en charge de la douleur, qui se doit aujourd’hui d’être multimodale, en associant les thérapeutiques médicamenteuses et non médicamenteuses quand cela est nécessaire. L’enjeu consiste à sécuriser au mieux l’utilisation des antalgiques opioïdes sans restreindre leur accès aux patients qui en ont besoin.

DIFFÉRENTS TYPES D’OPIOÏDES

Les opioïdes faibles

Codéine : dérivé de l’opium métabolisé en morphine par le foie – effet 5 h.

Dihydrocodéine : dérivé de l’opium métabolisé en morphine par le foie – effet 12 heures.

Tramadol : agoniste partiel et non sélectif des récepteurs morphiniques.

Les opioïdes forts

Morphine : à libération immédiate, prolongée ou injectable.

Fentanyl : 100 fois plus puissant que la morphine, dispositif transdermique (à risque de surdosage) ou par les muqueuses pour un effet rapide.

Hydromorphone : utilisée quand la morphine ne suffit pas ou est mal tolérée – effet 12 h.

Oxycodone : aussi puissant que la morphine, pour les douleurs rebelles.

Bruprénorphine : 30 fois plus puissant que la morphine, utilisée en sublinguale, évite les effets indésirables à type de nausées et vomissements dus à la morphine.

Nalbuphine : 2 fois plus puissant que la morphine – effet 4 h.

Dr Idris Amrouche (anesthésiste-réanimateur et pharmacien, département d’anesthésie-réanimation, CHU de Dijon)

BIBIOGRAPHIE
1. Bon usage des médicaments opioïdes : antalgie, prévention et prise en charge du trouble de l’usage et des surdoses. Recommandation de bonne pratique, Haute Autorité de santé, 24 mars 2022.
2. OFMA, données PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information). Chenaf C et al. Prescription opioid analgesic use in France: Trends and impact on morbidity-mortality. Eur J Pain. 2019 Jan;23(1):124-134. doi: 10.1002.
3. État des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et leurs usages problématiques. ANSM. Février 2019.
4. Référentiel organisationnel national de l’Institut national du cancer (Inca) et ses outils de repérage : « Soins oncologiques de support des patients adultes atteints de cancer ». Octobre 2021.
5. Bon usage du médicament. Les médicaments des accès douloureux paroxystiques du cancer. HAS, 2014.
6. Antalgiques et grossesse. Centre de Référence des Agents Tératogène (CRAT).
7. Ponté C et al. Doctor shopping of opioid analgesics relative to benzodiazepines: A pharmacoepidemiological study among 11.7 million inhabitants in the French countries. Drug Alcohol Depend. 2018 Jun 1;187:88-94. doi: 10.1016.


Source : Le Généraliste