L’oxyde d’éthylène reste largement utilisé pour stériliser les dispositifs médicaux thermosensibles. L’exposition des patients et des professionnels à ce gaz toxique pourrait ne pas s’avérer si négligeable, alors que plusieurs alertes pour trouver des substituts ont été lancées. Enquête.
L’affaire Tétra Médical, où des salariés ont manipulé sans protection de l’oxyde d’éthylène (EO ou ETO), défraie la chronique depuis mars 2023. Au-delà de ces cas avérés et médiatisés, une exposition en filigrane, indirecte et méconnue serait à l’œuvre chez les patients et les professionnels de santé. Ce gaz cancérogène, mutagène, reprotoxique et neurotoxique, interdit dans l’Union européenne comme pesticide et désinfectant des denrées alimentaires, reste largement utilisé pour la stérilisation des dispositifs médicaux (DM) thermosensibles, pour lesquels il n’existe pas ou peu d’alternatives.
Cathéters, guides, introducteurs, stents, « les dispositifs en plastique et en élastomères risquent d'être endommagés par les températures élevées ou l'irradiation, précise le Pr Douraied Ben Salem, neuroradiologue au CHU de Brest, coauteur d’une lettre publiée en mai 2025 (1). Des avertissements ont été publiés dès 1979 au Journal officiel. Mais aucun substitut aussi efficace n'était disponible. » Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2012 n’a pas réussi à faire bouger les lignes.
« Quel radiologue interventionnel n’a jamais remarqué que pratiquement tous les emballages d’appareils de radiologie interventionnelle portent la mention ETO ou EO (…), signalant discrètement qu’une dose d’un cancérigène connu pénètre dans la circulation sanguine du patient ? », interroge l’équipe brestoise dans son papier.
En effet, une analyse rapide des méthodes de stérilisation dans un service de radiologie interventionnelle, basée sur un inventaire d'environ 100 dispositifs, confirme la prédominance de l'oxyde d'éthylène, explique le Pr Ben Salem. « Plus de 95 % des introducteurs, cathéters, microcathéters et guides ont été stérilisés à l'EO, précise-t-il. Seuls les stents et les coils présentaient une proportion plus élevée (20 % à 85 %) de méthodes de stérilisation alternatives, principalement l'irradiation gamma. Cependant, en tant que dispositifs implantables, ils suscitent des inquiétudes quant à l'exposition chronique aux résidus. »
Des inquiétudes existent aussi en néonatalogie. « Alors que 85 % des dispositifs à usage unique utilisés pour les nouveau-nés sont stérilisés à l'EO, près de 40 % d'entre eux contenaient encore des résidus d’EO supérieurs aux seuils de sécurité en 2015, selon l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) », s’alarme le praticien.
DM stérilisés à l’EO : quel volume ?
Aucune donnée officielle sur le nombre de DM stérilisés à l’EO n’est consolidée en France à l’heure actuelle. « Nous avons seulement des échanges d’informations entre pharmaciens, en particulier au sein de la Société pharmaceutique française des DM, explique Isabelle Le Du, pharmacienne au CHRU de Brest. La stérilisation à l’EO n’est pas un critère de classement au sein des établissements, d’autant que cela concerne plus de 95 % des DM stockés dans les pharmacies à usage intérieur. » Un chiffre cohérent avec les données américaines, qui estiment à 95 % les kits chirurgicaux stérilisés à l’EO. Selon l’agence américaine du médicament (FDA), 50 % de tous les dispositifs médicaux stériles sont traités à l’EO, soit près de 20 milliards chaque année.
Aux États-Unis, vers une sortie de l’EO avant Trump
Si, en France, plusieurs experts sollicités ont botté en touche, les Brestois ne sont pas les seuls à s’inquiéter. Outre-Atlantique, en 2016, l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA) a revu le seuil de toxicité pour fixer le curseur à une dose 30 fois plus faible. Et, dès 2019, la FDA lançait des initiatives pour identifier des alternatives. En janvier 2025, l'EPA listait les mesures que les établissements de santé devaient prendre pour réduire l'exposition environnementale à l’EO. Mais le retour au même moment de Donald Trump à la Maison Blanche a très rapidement mis un coup d’arrêt à ce chantier.
En France comme en Europe, le défi reste entier. Que faire quand un patient est allergique à l’EO ? Il n’existe pas de recommandations. Les médecins font alors avec les moyens du bord : DM stérilisés aux rayons gamma ou DM réutilisables pouvant être stérilisés sur place. La pharmacienne Charlotte Hay se souvient d’un appel fin 2022 des équipes de bloc lors de son stage effectué au CHU d’Amiens : « Le chirurgien nous a contactés parce qu’il devait opérer de manière urgente une patiente atteinte d’hydrocéphalie allergique à l’oxyde d’éthylène et qu’il ne savait absolument pas comment faire parce que les dispositifs médicaux sont quasiment tous stérilisés selon ce procédé. » La pose percutanée de dérivation ventriculaire était à prévoir sans tarder (2). La solution a consisté à obtenir à titre dérogatoire toutes les autorisations requises pour une livraison de DM non stériles à l’hôpital, qui s’est chargé de leur stérilisation.
Un risque allergique notable
De nombreux cas de réactions allergiques, de légères à sévères, allant jusqu’au choc anaphylactique, sont rapportés dans la littérature. Le tout premier cas de réaction anaphylactique est documenté en 1975, tandis que l’existence d’immunoglobulines E (IgE) dirigées contre le complexe EO-sérum albumine humaine (EO-HSA) est démontrée un an plus tard.
De nombreux cas de réactions allergiques, de légères à sévères, allant jusqu’au choc anaphylactique, sont rapportés dans la littérature
Dans un dossier paru en 2020 (3), le Dr Hugo Fitere, à l’époque interne des hôpitaux de l’Institut catholique de Lille (GHICL), rapporte le cas d’une patiente ayant présenté une réaction de type immédiat évoquant un œdème de Quincke lors d’une plasmaphérèse réalisée en 2019. D’après le bilan complet réalisé, la femme est bien allergique à l’EO, probablement à la suite « de contacts répétés avec le gaz lors des opérations chirurgicales de 1992 et 1994, des quatre grossesses de 2001 à 2013 et des endoscopies digestives de 2010 et 2016 ».
Dans un cas clinique survenu en dialyse publié en 2019, les auteurs pointent « le manque de vigilance vis-à-vis de cette allergie pourtant décrite auparavant » (4). Puis d’autres suivent. Selon le Dr Hugo Fitere, la population à risque est composée des « patients hémodialysés – 10 à 42 % d’entre eux ont des IgE spécifiques positifs pour l’EO (4) – lors de séances de plasmaphérèses ou de dons de plaquettes (5) » mais aussi des personnels de santé (6).
Des patients plus exposés qu’il n’y paraît ?
La norme qui s’applique en termes d’exposition des patients est celle de l'Organisation internationale de normalisation, ISO 10 993-7, applicable aux limites de résidus d'EO pour les dispositifs médicaux. « Pour les dispositifs à contact limité (< 24 heures), la tolérance est de 4 mg d'EO par dispositif, explique le Pr Ben Salem. Les dispositifs à contact prolongé (jusqu'à 30 jours) ont des limites plus strictes de 2 mg. Les implants permanents requièrent des concentrations inférieures à 0,1 mg. Malgré une phase de désorption par aération d'au moins 12 heures, l'ANSM a estimé une libération potentielle de 0,5 à 2 mg dans l'organisme du patient lors de l'utilisation. Les patients peuvent être exposés à des risques liés à la présence de résidus d’EO sur les dispositifs médicaux après la stérilisation et des études suggèrent que même 0,1 mg d’EO peut présenter un risque pour les patients immunodéprimés. »
La problématique du cumul des dispositifs sur un même patient n’est pas dans le radar des laboratoires ni des hôpitaux
« Si les facteurs de pondération pour ces calculs de concentration et de risques peuvent passer de 0,2 pour 5 dispositifs médicaux à 1 pour 25, certains patients peuvent être exposés simultanément à plus de 25 dispositifs », souligne le professeur. Côté laboratoires, on assure suivre et respecter les normes. Les procédés de stérilisation, longs, coûteux et complexes, sont très surveillés et encadrés. Cependant, comme l’affirme un responsable de pharmacie de l’AP-HM, « une fois reçus à l’hôpital, les DM stérilisés à l’EO sous emballage stérile sont stockés avec les autres et ne font l’objet d’aucune mesure particulière ». La problématique du cumul des dispositifs sur un patient n’est donc ni dans le radar des laboratoires, ni dans celui des hôpitaux.
Des alternatives émergent
« La stérilisation par rayonnement gamma offre une alternative, affirme le Pr Ben Salem. Cependant, sa dépendance à l'égard d'infrastructures radioactives limite son déploiement, avec seulement 200 installations gamma dans le monde, contre plus de 10 000 installations à l'oxyde d'éthylène. Le secteur de la santé dispose d'un parc installé massif de chambres de stérilisation à l’EO et de procédés validés, représentant des décennies d'investissement difficilement remplaçables. Les agences pourraient exiger des industriels qu’ils augmentent la durée de phase d’aération des DM à plus de 24 heures ou le nombre de phases de lavage à l’azote après gazage à l’EO. » D’autres pistes émergent, comme le plasma de peroxyde d'hydrogène qui stérilise en 45 minutes sans laisser de résidus toxiques, ou encore le CO2 supercritique qui pourrait s’appliquer à 80 % des dispositifs, suggérant une transition réalisable.
Le parc massif de chambres de stérilisation à l’EO représente des décennies d'investissement difficilement remplaçables
Le 23 mai 2025, Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et de l’Accès aux soins, et Marc Ferracci, ministre chargé de l’Industrie et de l’Énergie, ont annoncé le lancement d’un nouvel appel à projets « Innovation DM implantables respectueux de l’environnement et stérilisation » dans le cadre du plan France 2030. S’il est question d’innovation et de transition écologique (car la stérilisation à l’EO est aussi l’une des plus polluantes), il est bien précisé que cet appel à projets « s’adresse aux entreprises et aux laboratoires qui développent des technologies (de stérilisation des dispositifs médicaux) alternatives à fort potentiel, comme le plasma à froid, le CO2 supercritique, les matériaux biosourcés, les emballages à impact réduit, etc. » Une amorce de virage en douceur ?
(1) J. Ognard et al. Diagnostic & Interventional Imaging, 5 mai 2025. DOI : 10.1016/j.diii.2025.05.002
(2) C. Hay et al., La revue pharmaceutique des dispositifs médicaux, 2024, n° 4, vol 6.
(3) Allergologie pratique, n° 135, décembre 2020
(4) Bobak J Akhavan et al., Sage Open Med Case Rep, 2019
(5) Bousquet et al. JACI, 1988
(6) Kelly et al. JACI, 1994