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Dossier

Le management, angle mort de la formation des médecins ?

Par Aude Frapin - Publié le 19/04/2024
Le management, angle mort de la formation des médecins ?


BURGER / PHANIE

Qu’ils soient hospitaliers ou libéraux, chef de service, de pôle ou médecins aux manettes de maisons de santé, de nombreux praticiens héritent de responsabilités managériales au cours de leur carrière, un exercice complexe qui exige de jongler entre plusieurs tâches. Or, ces médecins ne sont pas toujours armés pour encadrer des équipes. Alors que la gouvernance hospitalière se médicalise, les internes réclament une formation au management renforcée.

Le 8 février dernier, le Pr Samir Henni, 47 ans, issu d'un double parcours clinique et managérial, était nommé directeur général des Hôpitaux universitaires de Strasbourg. La désignation de ce PU-PH, jusqu’ici chef de pôle au CHU d’Angers marque une première. Jusqu’alors, aucun PH n’avait hérité d’une telle responsabilité. L’arbre qui cache la forêt ?

Cette nomination intervient en tout cas alors que les pouvoirs publics entendent accorder aux médecins un pouvoir accru dans la gouvernance hospitalière, à la faveur de la médicalisation des décisions à tous les étages. Un processus qui prend du temps tant le dossier est difficile. « Dans le pilotage d’un établissement, un équilibre entre la gestion pure et le soin est indispensable, décrypte Agnès Firmin Le Bodo, ancienne ministre chargée des Professions de santé. Un hôpital fonctionne d’abord avec ses soignants et il est essentiel que leurs besoins soient entendus pour soigner correctement ».

Carences criantes

Mais pour Guillaume Bailly, président de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni) et interne en 9e semestre de cardiologie, « si les mœurs évoluent, la réalisation prend du temps sur le terrain ». Après les effets pervers de la loi Hôpital, patients, santé, territoires (HPST), ayant consacré le directeur comme « seul patron à l’hôpital », la tendance à une décentralisation de la prise de décision et donc à une médicalisation de la gouvernance hospitalière s’accompagne d’une volonté de former un nombre croissant de jeunes praticiens au management. « Ces dernières années, nous avons travaillé avec les gouvernements successifs sur cette question de la formation des médecins en responsabilité, assure Isabelle Richard, directrice de l’École des hautes études en santé publique (EHESP). C’est un enjeu majeur car de nombreux médecins se retrouvent à des postes de management sans parler la “langue” de la direction et sans avoir les armes nécessaires pour gérer des équipes et d’éventuels conflits. C’est encore très peu dispensé dans les cursus médicaux », déplore l’ancienne praticienne en médecine physique et réadaptation (MPR).

Ce constat est partagé par les principaux concernés. « En premier semestre d’internat, les étudiants se retrouvent du jour au lendemain à travailler à l’hôpital avec une équipe de co-externes, de co-internes, d’infirmiers et de chefs qui ont chacun leur réalité et leurs difficultés, relate Guillaume Bailly. Cela nécessite une compréhension aiguë de l’écosystème hospitalier et un minimum de compétences en management que les internes n’ont malheureusement pas ». Sans formation spécifique, difficile voire impossible d’avoir les codes et les outils d’un bon manager. « Ça ne s’improvise pas, pointe l’interne. Pendant l’externat, on nous apprend à être “de bons cocheurs de cases” mais certainement pas à encadrer une équipe », lâche-t-il, sans s’y résoudre toutefois.

Pénibilité, congés, violences sexistes et sexuelles

Constatant ces carences, les internes ont pris les devants et engagé, il y a trois ans, des discussions avec les élèves directeurs d’hôpital de l’EHESP pour apprendre à mieux se connaître et ainsi répondre aux défis managériaux. Des rencontres sont planifiées chaque année. Au programme : discussions autour de la gouvernance, sensibilisation au recueil de la parole en cas de violences sexuelles et sexistes à l’hôpital, débat autour de la pénibilité au travail… Tout s’apprend, y compris savoir gérer au mieux les congés de son équipe.

Organisé cette année les 6 et 7 avril, le week-end débute par un atelier « brise-glace ». « En général, cela met en lumière une mauvaise compréhension des métiers de chacun, souligne Hugo Da Cunha, élève directeur d’hôpital. Les internes ont l’image du directeur d’hôpital déconnecté de la réalité hospitalière qui ne réfléchit qu’à travers un tableau Excel pour équilibrer son budget. Du côté des futurs directeurs d’hôpital, ils ont l’image de médecins peu intéressés par la santé publique, qui considèrent la santé au cas par cas sans se soucier de l’intérêt général », décrit à son tour Guillaume Bailly. Au terme du week-end, exit les clichés, « les participants ressortent avec une meilleure connaissance du métier de l’autre en ayant pris conscience des difficultés et des contraintes de chacun », se réjouit-il.

Mais ces rencontres restent encore peu accessibles. « On fixe une limite de 15 internes et 15 élèves de l’EHESP faute de pouvoir proposer plus », se désolent les coordonnateurs du projet. À terme, les deux représentants défendent l’idée d’introduire une formation commune d’au moins deux semaines dans chacun des parcours.

Besoins aussi en soins primaires

Au plan national, la mise en place d’un module de formation dédié, pour les externes en fin de deuxième cycle, est en cours. « Nous sommes en train de le mettre au point », précise le Pr Benoît Veber, président de la Conférence des doyens de médecine, qui espère une mise en route dès l’an prochain pour les étudiants en sixième année. Le but, former les praticiens de demain aux bases du leadership. « Ils ne seront pas tous chefs de service mais, quelque part, ils occuperont tous une fonction de management à un moment ou à un autre de leur carrière même ceux qui gèrent un cabinet médical ».

Car l’enjeu concerne aussi les soins primaires avec la nécessité de former les futurs coordonnateurs de MSP, CPTS ou autres structures de santé. « Ni l’externat ni l’internat ne m’ont aidé à devenir un bon manager, regrette Frédéric Villebrun, médecin généraliste, directeur de la santé de la Ville de Villejuif (94). J’ai bénéficié de formations sur le tas mais j’ai surtout appris avec l’expérience, c’était parfois un peu du bricolage ». « Les médecins le disent, gérer un centre de santé ou une MSP c’est comme gérer une petite entreprise », abonde Agnès Firmin Le Bodo, fort des retours d’expériences recueillis au cours de ses déplacements.

Pour y remédier, un des enjeux sera d’introduire un enseignement spécifique adapté pour les futurs docteurs juniors de médecine générale (en toute fin d’internat). « Justement c’est prévu ! Confie le Pr Olivier Saint-Lary, président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE). L'aspect managérial et la gestion font déjà partie des casquettes des généralistes et ce sera encore plus le cas demain. »