LE QUOTIDIEN : Où en êtes-vous de votre parcours et de votre exercice médical ?
SARA BOUKELLAL : Je suis interne en quatrième semestre d’ophtalmologie, et je suis actuellement en stage au CHU de Saint-Étienne dans un service spécialisé dans la chirurgie de la cornée. Je vais prochainement en débuter un autre aux urgences ophtalmologiques, toujours au CHU de Saint-Étienne. Auparavant, j’ai effectué sept ans d’études de médecine à Alger, ce qui m’a permis d’avoir le diplôme de docteur d’État en médecine générale en Algérie. J’ai alors décidé de venir en France. Au bout de deux ans, j’ai passé les ECN et je suis arrivée à Saint-Étienne.
JOËL GAMBRELLE : De mon côté, je suis installé en clinique depuis douze ans à Brest. J’ai fait mon internat à Lyon, j’y ai été PH en chirurgie de la rétine, et j’ai demandé ma mutation à Brest car je suis originaire de Bretagne. J’ai effectué trois ans au CHU de Brest avant de m’installer en clinique. J’ai aujourd'hui une activité essentiellement chirurgicale, en chirurgie de la rétine, et je passe 40 % de mon temps de travail au bloc.
La première fois qu’on assiste à une chirurgie de la cataracte, c’est extrêmement fascinant
Dr Joël Gambrelle
Comment avez-vous choisi la médecine, et l’ophtalmologie en particulier ?
S. B. : Le choix de la médecine est venu très tôt, probablement des relations avec notre médecin de famille : j’ai certainement voulu être à la place de cette personne qui prodiguait le soin. C’est une envie que j’ai exprimée dès l’âge de cinq ou six ans, et au fil des années, je ne me voyais pas faire autre chose. Quant à l’ophtalmologie, lors d’un cours sur le système trabéculaire, j’ai été fascinée de voir un système aussi bien régulé dans un espace aussi réduit. Je me suis donc intéressée à l’ophtalmologie, en espérant pouvoir accéder à un poste. J’ai voulu être formée à cette spécialité en France et non en Algérie, où les moyens ne sont pas toujours au point, ce qui peut altérer la qualité de la formation. J’ai donc décidé de venir à Paris, en effectuant d’abord une Paces, puis une sixième année d’externat, et enfin j’ai obtenu un classement qui m’a permis de choisir l’ophtalmologie à Saint-Étienne.
J. G. : J’ai également été marqué par mon enfance : mon petit frère est né lourdement handicapé, je me suis naturellement orienté vers le soin et les études de médecine. Mais durant mes études, je ne me suis jamais intéressé à l’ophtalmologie. C’était au départ un choix par défaut, ce qui est paradoxal pour une spécialité souvent choisie en premier. Je voulais plutôt faire de la réanimation médicale, mais après un semestre d’internat à Lyon, j’ai compris que je ne supportais pas de voir mourir les gens. J’ai envisagé la neurochirurgie, puis j’ai rencontré des ophtalmos de la clinique de Morlaix [dans le Finistère, NDLR] qui m’ont ouvert les yeux sur une spécialité que je n’avais jamais envisagée. Je n’avais jamais vu de bloc ophtalmo, la première fois qu’on assiste à une chirurgie de la cataracte, c’est extrêmement fascinant. C’est ainsi que j’ai conclu ce qu’on pourrait appeler un mariage de raison avec l’ophtalmologie.
L’une des caractéristiques principales de l’ophtalmologie est d’être une spécialité médico-chirurgicale, est-ce essentiel à vos yeux ?
J. G. : Oui, et notamment parce que c’est une sécurité. Pour moi, qui arrive doucement au cap de la cinquantaine, la question du déclin de l’habileté manuelle va se poser. Contrairement à Sara, je ne connaîtrai pas l’assistance robotique. Cela me rassure de savoir que j’aurai toujours la partie médicale de l’activité, qui est tout aussi intéressante que la partie chirurgicale. Je peux avoir un pépin physique et conserver une qualité d’exercice, tant sur le plan intellectuel que sur le plan financier.
S. B. : Cet aspect médico-chirurgical permet en effet de vous laisser tous les choix possibles pour l’avenir. Au cours de son parcours, on peut se rendre compte que la chirurgie n’est finalement pas ce qui nous correspondait, ou encore choisir l’ophtalmologie médicale dès le départ, ce qui peut aussi avoir quelque chose de très rassurant…
L’ophtalmologie médicale est bien plus riche qu’on pourrait le croire, notamment avec les innovations liées au laser, à l’imagerie…
Sara Boukellal
Vous semblez cependant tous deux sous-entendre que la voie chirurgicale est la plus noble…
J. G. : Je viens pour ma part d’une école de formation, à Lyon, qui insistait énormément sur la chirurgie : mes co-internes et moi avons grandi dans l’idée que nous existions d’abord par la chirurgie. Mais avec le recul, je me rends compte que dans mon cœur d’expertise, les pathologies de la rétine, on peut avoir une activité extrêmement passionnante et gratifiante sans faire de chirurgie. Je ne pense pas que la chirurgie soit supérieure ou inférieure, et c’est justement la richesse de la spécialité d’offrir ces deux volets.
S. B. : Je constate que cette hiérarchie implicite existe encore un peu partout, et nous la ressentons aussi en tant que jeunes internes, notamment pour la chirurgie de la rétine. Mais nous savons également que celle-ci n’est pas accessible à tous, et dès le début de l’internat on se laisse la possibilité de faire aussi de l’ophtalmologie médicale. Pour ma part, je mets les deux branches sur un pied d’égalité, l’ophtalmologie médicale m’intéresse et je la trouve bien plus riche qu’on pourrait le croire : elle permet beaucoup de gestes, notamment avec les innovations liées au laser, à l’imagerie…
La collaboration avec les autres professionnels permet également de développer la consultation aidée
Dr Joël Gambrelle
En dehors de son aspect médico-chirurgical, l’ophtalmologie se caractérise par d’importantes délégations de tâches, notamment avec les orthoptistes. Est-ce une chance ou une menace ?
J. G. : L’empiètement des orthoptistes sur des actes ophtalmologiques tels que la prescription de lunettes est un vrai sujet. Je n’ai pas d’avis tranché, mais c’est un fait de société, on ne reviendra pas en arrière. Il y a de toute façon un manque d’ophtalmologistes, qui n’est pas lié seulement à la démographie, mais aussi à l’explosion des possibilités thérapeutiques et diagnostiques : quand j’ai commencé, on accueillait les patients atteints de DMLA, on leur conseillait d’arrêter de conduire et on les laissait repartir avec leurs angoisses. Aujourd'hui, on peut les voir une fois par mois, voire plus s’il y a les deux yeux à traiter. On est donc à un moment où la spécialité n’a pas d’autre choix que de lâcher la prescription de lunettes pour les adultes, par exemple, pour se concentrer sur le soin.
S. B. : Je partage ce point de vue, je pense que c’est une évolution qui permettra aux ophtalmologues de se concentrer sur ce qui est le plus gratifiant. La prescription de lunettes peut être confiée aux orthoptistes, car la patientèle étant de plus en plus large, nous devons de toute façon collaborer.
J. G. : La collaboration avec les autres professionnels permet également de développer la consultation aidée : nous avons une réelle augmentation du confort de consultation en déléguant tout ce qui est réfraction, etc., aux orthoptistes. On se concentre sur la relation avec le patient, mais le revers de la médaille, c’est qu’on est parfois considérés par les autres spécialités comme les rois du speed dating : on va très vite et on a peu de temps pour annoncer des diagnostics graves. D’autre part, cette évolution nous transforme quelque part en chefs d’entreprise, on a beaucoup de problématiques de gestion du personnel auxquelles on n’est pas forcément préparés pendant nos études : l’embauche, le licenciement, les ressources humaines…
S. B. : C’est vrai que c’est un aspect auquel il faut se préparer, et qu’on peut aborder en fin d’internat, quand on commence à faire des remplacements. Cela reste de l’ordre du choix personnel, et ceux qui veulent rester à l’hôpital en sont un peu préservés. Quant à la rapidité qu’on nous demande, c’est quelque chose que j’aborde avec une certaine appréhension, car j’aime prendre mon temps pour expliquer les choses à mes patients, il faudra que je m’adapte si je veux atteindre le volume qu’on attend de moi.
L’ophtalmologie est une spécialité très recherchée par les jeunes praticiens, quels sont les facteurs expliquant ce succès ?
J. G. : Je pense que c’est une combinaison liée notamment au confort financier, à la relative absence de garde… Quand on a des urgences en ophtalmologie, c’est rarement une question de minutes.
S. B. : Il est certain que c’est une spécialité qui peut être adaptée à des personnalités qui, comme moi, ont du mal à accepter l’idée d’être en permanence à l’affût de quelque chose de grave. Nous sommes moins confrontés à l’urgence vitale que d’autres spécialités, ce qui nous enlève une partie de la charge mentale qui pèsent sur les praticiens, et nous permet de mieux nous organiser.
Sara Boukellal
2012 : début des études de médecine à Alger
2019 : docteure en médecine générale en Algérie, puis Paces à Paris-Cité
2022 : ECNi et début de l’internat d’ophtalmologie à Saint-Étienne
2024 : actuellement en stage en chirurgie de la cornée au CHU de Saint-Étienne
Joël Gambrelle
2000 : internat d’ophtalmologie aux Hospices civils de Lyon
2005 : assistant chef de clinique à l’hôpital de la Croix-Rousse à Lyon
2008 : PH à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon puis au CHU de Brest
2012 : installation en libéral à la clinique Pasteur Lanroze à Brest
« Pour la coupe du monde, un ami a proposé quatre fois le prix » : le petit business de la revente de gardes
Temps de travail des internes : le gouvernement rappelle à l’ordre les CHU
Les doyens veulent créer un « service médical à la Nation » pour les jeunes médecins, les juniors tiquent
Banderole sexiste à l'université de Tours : ouverture d'une enquête pénale