Lorsque petit enfant je regardais de bas en haut ce monument sacré qu’était notre bibliothèque, je me demandais ce que pouvaient contenir ces ouvrages qui me tournaient le dos en silence. C’est après avoir suivi une filière littéraire et non mathématique que je compris combien cet enseignement des « humanités » allait me servir à conduire ma démarche médicale : une longue préparation d’acquisition des bases techniques, puis la mise en œuvre de cette part humaine face aux incertitudes d’une décision complexe.
Puis, c’est dans la pratique des publications que j’ai acquis la maîtrise d’une écriture efficace : un sujet, un verbe, un complément. Des phrases scandées de points plus que de virgules. Un choix de mots ajustés aux idées à faire connaître. Enfin et surtout, écrire c’était mettre de l’ordre dans mes pensées.
Écrire demande du temps de réflexion, de la préparation puis une exécution rigoureuse. Pas d’improvisation, pas de diversions inutiles. Chaque mot, chaque phrase doivent concourir à se faire comprendre.
Une société sans écriture, est une société sans Droit ni Histoire. C’est aussi une société sans Médecine. C’est ce qui fait qu’il y a bel et bien une civilisation spécifiquement française. Celui qui ose clamer le contraire est au minimum ingrat à l’égard de sa mère nourricière, au pire un ignorant.
Les paroles s'envolent…
Verba volant, scripta manent, dit le fameux dicton que l’on trouve dans les écrits d’Horace, mais dont l’auteur serait le sénateur Caius Titus (non pas l’empereur). Les paroles s’envolent – sans aucun doute – mais seulement quand elles sont improvisées, ou utilisées à tout vent. Nous savons bien que tout discours, toute communication orale exprimée « sans papier » ont été en réalité écrits à l’avance et ressortis tels quels, parce qu’appris « par cœur », ou aujourd’hui lu face à un prompteur. Ces paroles-là sont enregistrées et ont valeur d’écriture.
En revanche, le spectacle affligeant des joutes assassines sur les plateaux de télévision nous fait la démonstration de paroles qui ne servent qu’à dominer son contradicteur, à faire la démonstration de sa « haute culture », et dont, en final, il ne reste pas grand-chose surtout quand il s’agit de prévoir l’avenir économique ou politique de la patrie. Cette parole-là ne compte que par la puissance de l’image à laquelle elle est adossée. Elle devient outil de propagande. Elle rappelle cette phrase prononcée par ce bien connu et roué M. de Talleyrand : « la parole a été donnée à l’Homme pour déguiser sa pensée ».
On assassine l’écrit.
J’imagine la tête que ferait – si c’était possible – G.-W. Leibniz (1646-1716) si on lui révélait ce qu’a laissé sa communication sur le langage binaire lors d’une séance de l’Académie des Sciences en 1703 à Paris. Cette communication visait à introduire une langue universelle supposée apaiser les conflits interculturels. Intention vertueuse de dialogue que professait déjà Aristote lorsqu’il disait de l’Homme qu’il était « un animal social ».
Trois siècles après Leibniz, le langage numérique est devenu un succédané d’écriture qui n’a plus rien à voir avec la tradition de l’écrit. Textos et autres e-messages trahissent les fondamentaux grammaticaux, fabriquent des « mots-valises » improbables. Des inconnus diffusent sur la toile des propos orduriers que permet l’anonymat. Mais le pire est à venir : pourquoi écrire ?
À l’instar de la pelle ou de la pioche, l’outil informatique est devenu un outil dans le prolongement de notre main et donc de notre cerveau. Instrument familier qui ne nous veut pas que du bien : l’interdépendance entre utilisateur et ordinateur est une donnée bien présente dans notre vie quotidienne. Mais contrairement au marteau ou à la pelle, le tableur, le logiciel de dictée vocale ne sont pas extérieurs à notre corps ils sont entrés par effraction dans notre cerveau paresseux. Ils se substituent insidieusement à nombreuses de nos fonctions intellectuelles dont la mémoire des expériences acquises, l’effort d’écriture. Pire, l’ordinateur a pris une bonne part de la place de notre inconscient cognitif et il nous les restitue à une vitesse fulgurante sans approximation.
Standardisation des contenus
Cette révolution met en péril l’expression écrite dont la vertu est d’énoncer librement et posément ses pensées. A priori l’instrument informatique n’est ni bon ni méchant, il exécute froidement les tâches qui lui sont confiées. Tout dépend de ce qu’en fait l’utilisateur. Mais cet esclave est plus rusé qu’on ne le pense : en nous libérant de multiples tâches répétitives et contraignantes il exerce sur nous une influence que l’on ne peut plus refuser. Nous ne calculons plus mentalement. Nous n’écrivons plus, nous dictons et le bougre fait ce qu’il veut. Il perturbe notre rapport au temps en privilégiant l’immédiateté aux dépens de la réflexion.
Ce n’est plus l’apprentissage solitaire qui sculpte la personnalité des plus jeunes, c’est l’interaction de personnes à personnes, de groupes à groupes, mais à distance. En route pour la conformité et la standardisation des personnalités, autant dire de l’originalité des écrits. Et ce d’autant que le numérique éloigne de la vie réelle, des contacts de personne à personne. Tout écrivain a – un jour – été surpris du miracle qui le conduit à l’idée d’un ouvrage. Le thème peut surgir de l’écriture d’un précédent ouvrage. Il peut naître au détour de la lecture d’un article. C’est souvent après une conversation ou tout autre évènement de la vie courante. Que deviendra ce besoin d’écriture si nous sommes voués à vivre avec un cerveau hybride dans un monde désincarné ?
Était-ce ce que voulait dire Paul Valéry lorsque désabusé, il termina l’un de ses cours au Collège de France en disant : « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » ?
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