Exil, colonisation, identité

Déracinés de corps et de cœur

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Publié le 28/10/2019
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Le prix Nobel Ôe Kenzaburô déplore les traumatismes subis par l'île d'Okinawa et Viet Thanh Nguyen réécrit la guerre du Vietnam et le désarroi des réfugiés. Paula McGrath montre comment la question de l'avortement a orienté le destin de femmes irlandaises et Jeanne Benameur croise les routes d'émigrants rassemblés à Ellis Island. Josette Chicheportiche s'est inspirée de l'histoire de ses parents enfermés pendant 6 ans dans un camp du Viet Minh, et Éléonore Pourriat de la vie de son grand-père qui a fui le régime franquiste.

Plébiscité et couvert de prix, dont le Pulitzer et, en France, le prix du Meilleur livre étranger, pour son premier roman, « le Sympathisant », Viet Thanh Nguyen s’impose à nouveau avec un essai et un livre de nouvelles. L’écrivain, désormais américain, est né au Vietnam en 1971, il a fui son pays avec sa famille pour un camp de réfugiés en Pennsylvanie ; diplômé de Berkeley, il enseigne à l’université South California, à Los Angeles.

Dans « Jamais rien ne meurt » (1), il dresse le bilan le plus exhaustif possible de ce qu'on appelle, selon les points de vue, « la guerre du Vietnam » ou « la guerre américaine », et s’appuie sur l’étude de multiples formes culturelles (romans, films, cimetières, monuments, expositions, jeux vidéo, etc.) pour restituer une mémoire juste et globale du conflit. Qui se souviendrait aussi des civils, des vaincus, des ennemis. Cet essai sur la manière dont on choisit de se rappeler et d’oublier et qui révèle l’impact du souvenir des survivants sur l’identité des générations suivantes, a été finaliste du National Book Award.

« Les Réfugiés » (2), huitième recueil de nouvelles de Viet Thanh Nguyen, regroupe huit textes qui sont autant de tranches de vie de Vietnamiens qui ont fui le communisme pour s’exiler de l’autre côté du Pacifique. Huit hommes et femmes confrontés au déracinement et qui, tantôt sont tourmentés par les fantômes et tantôt happés par la possibilité d’une autre vie. Tous sont hantés par le passé.

Pour son premier roman, « Six ans et deux cents jours » (3), Josette Chicheportiche, connue comme auteure jeunesse, s’est inspirée de l’histoire de ses parents. La rencontre d'un jeune militaire de 20 ans et d'une Eurasienne de 19 ans, dans un camp du Viet Minh au milieu de la jungle du Nord-Annam, où ils sont restés prisonniers de 1947 à 1953 et où son frère est né trois mois avant leur libération. L'auteur nous plonge au temps de la guerre d’indépendance de l’Indochine, avec ses atrocités et ses conflits idéologiques mais aussi sentimentaux. Écrire ce roman, dit-elle, « m’a aidée à me libérer de leur captivité ».

En 1970, dans « Notes d’Okinawa » (4), le futur prix Nobel de littérature Ôe Kenzaburô témoignait  des multiples blessures de l'île, où il avait séjourné et scellé des amitiés avec les habitants. Okinawa a été annexée par le Japon en 1879, a été occupée par les Américains entre 1945 – où une terrible bataille a tué plus d’un quart de sa population – et 1972, et a accueilli des bases abritant des armes atomiques et biologiques. Réimprimé 70 fois depuis sa parution au Japon, ce carnet de voyage est aujourd’hui traduit en français avec des textes datant de 2015. Ôe Kenzaburô y relate ses rencontres, il détaille l’oppression qu’a subie l’île et s’interroge sur l’identité du Japon et des Japonais.

Vers une nouvelle vie

Après l'ambitieux « Génération », l’Irlandaise Paula McGrath resserre ses thèmes autour de la question de l’avortement et de la loi qui n’a été votée par référendum qu’en 2018. « La Fuite en héritage » (5) conte le destin de trois femmes : en 1982, une jeune fille quitte sa mère alcoolique et brave les interdits pour devenir boxeuse ; en 2012, une gynécologue hésite à accepter un nouvel emploi à Londres par crainte d’abandonner sa mère âgée, tandis que dans le Maryland, une adolescente rejoint un gang de bikers pour ne pas rester avec les grands-parents qui l’accueillent à la mort de sa mère. Ces trois femmes n’ont a priori rien en commun, si ce n’est d’être de fortes personnalités, d’être à l’étroit dans leur pays, leur famille et de vouloir fuir pour construire une autre vie ; d’être liées aussi par la trajectoire que la question de l’avortement a imposée à leur existence.

Auteure prolifique (romans, nouvelles, poésie, théâtre), reconnue par de nombreux prix, Jeanne Benameur s’intéresse, avec « Ceux qui partent » (6), à ce que provoque l’exil, qu’il soit choisi ou pas. Cela se passe sur Ellis Island en 1910, le temps d'un jour et une nuit, les routes de ces hommes et de ces femmes de tous âges et venus de tous les horizons se mêlent, se dénouent ou se lient. Le but de l’auteure est de saisir, pour chaque personnage, « cet intime de soi qu’il faut réussir à atteindre pour effectuer le passage vers l’ailleurs, vers le monde ». Dans le même temps, un jeune photographe tente de capter dans l’objectif de son appareil ce qui le relierait à ses ancêtres, émigrants de la première heure. Une histoire que sa famille riche et oublieuse n’aborde jamais.

Scénariste, actrice et réalisatrice (« Je ne suis pas un homme facile »), Éléonore Pourriat a choisi l’écriture pour romancer « l’Histoire d’Adrian Silencio (7), après avoir passé outre au silence volontaire de sa famille et avoir mené son enquête. Musicien de tango, syndicaliste et républicain, son grand-père a fui l’Espagne et le régime franquiste pour la France, où il a recommencé une nouvelle vie. Défilent la tourmente européenne des années trente, les voyages dans l‘Italie fasciste et l’Allemagne nazie, les dancings parisiens des années soixante… Un hommage à tous les exilés, volontaires ou pas.

(1) Belfond, 408 p., 20 €

(2) Belfond, 205 p., 20 €

(3) JC Lattès, 349 p., 19 €

(4) Picquier, 242 p., 20,50 €

(5) Quai Voltaire, 329 p., 21 €

(6) Actes Sud, 327 p., 21 €

(7) JC Lattes, 426 p., 19,90 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin