Merveilleux malheurs, voyous célestes

Des mots pour conjurer la perte

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Publié le 23/04/2019
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Idées-Cyrulnik

Idées-Cyrulnik

« Mes parents ont disparu dès le début de la guerre, mon père engagé en 1939 dans le régiment des volontaires étrangers, ma mère arrêtée par la Gestapo en 1942, et le reste de ma famille évaporé on ne sait où. » Mais les premiers mois de la vie de l'auteur furent l'objet d'une attention à la fois chaleureuse et inquiète. « Je ne savais pas que nous étions juifs, ce mot n'était jamais prononcé. »

S'appuyant sur de nombreux exemples historiques, tels les bombardements sur Londres, ou sur le destin d'écrivains entrant à la fois dans le génie et la délinquance, comme Jean Genet, Boris Cyrulnik décrit avec un grand talent la situation de détresse et d'abandon que représente le monde mental d'enfants totalement laissés à eux-mêmes. Avec des phrases remarquables : « Quand il n'y a personne autour de l'enfant, le seul objet extérieur est fourni par ses mains et ses pieds. »

« Un enfant sans Autre ne peut pas construire sa propre intimité, puisque rien ne s'inscrit dans sa mémoire », dit-il plus loin. Quand le milieu est vide, c'est une trace de vide qui s'inscrit dans son âme. Dans ce milieu, « les bébés se laissent aller à la mort puisqu'il n'y a pas de différences ».

Ce vide est attesté par la science, l'ordinateur rendant compte de couleurs dégagées par les différentes zones cérébrales. Le bleu et le vert caractérisent le ralentissement métabolique d'un cerveau peu ou mal stimulé. Le jaune et le rouge seront les preuves d'une résilience normale.

Au cœur du livre se dévoile la nécessité de faire front devant la perte par la parole qui nomme et par conséquent maîtrise l'émotion. On a beaucoup parlé de ces petits Roumains laissés dans un silence mortifère durant la période Ceausescu.

Parler mais aussi écrire, tracer sur un papier pour supporter la perte. Tel cet homme devenu veuf et qui ne peut se résoudre à mettre une croix dans la case signifiant cet état. « Les mots parlés, dit Cyrulnik, sont des organismes vivants qui structurent la rencontre et harmonisent les interactions. Ils sont composés de sonorités convenues, de musique, de mimiques, de gestes et de silences qui, dans l'acte parole, placent l'objet à l'extérieur de soi. »

Il faut beaucoup de nourritures affectives pour être rassasié. Parfois on aura recours à un dédoublement, comme si on avait besoin d'une intensification de l'existence. Ce qui nous vaut un étonnant chapitre sur les pseudos.

Pépites verbales

Tout aussi passionnante et inattendue est l'étude sur les « voyous littéraires ». Ces marginaux bourrés de talent ne sont pas « corrects », pourtant les programmes scolaires leur font la part belle. Villon, Rimbaud, Verlaine, Genet, Romain Gary. Assassins, voleurs, trafiquants, mythomanes nous sortent parfois brutalement de la pauvre banalité du quotidien et nous font regarder l'horreur aussi bien que la vulgarité ou la générosité. « Les voyous littéraires métamorphosent l'horreur, ils la transforment en beauté quand ils déposent des pépites verbales dans la fange du réel. »

Les blessures de l'existence nous mettent en demeure de créer d'autres mondes où nos âmes seront ensoleillées, d'où l'importance du récit, du rêve, de la fiction évinçant la réalité. « Depuis que j'ai écrit, je me suis mis au clair, je ne suis plus seul, dit Boris Cyrulnik, (...) mais je ne suis pas guéri, je ne reviendrai jamais comme avant puisque la blessure est dans mon corps, dans mon âme et dans mon histoire. »

 

Boris Cyrulnik, « La Nuit, j'écrirai des soleils », 304 p., 22,90 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin: 9743