IDEES - Un concept au bord de la folie

Figures du pouvoir

Publié le 09/07/2012
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« L’INDIVIDU est fou de mille façons. » Nos lecteurs trouveront que cette affirmation manque de nuances. Pourtant, tout le monde sait qu’au travers de nos médiocres intérêts quotidiens se dissimule mal un profond déséquilibre. On pouvait penser que le groupe harmoniserait les psychés individuelles, il n’en est rien. Les sociétés sont également folles, se font la guerre, et la plus atroce barbarie n’a cessé de ressurgir dans l’Histoire.

En plus, ajoute Eugène Enriquez pour nous donner chaud au cœur, « les sociétés naissent, vivent, se transforment ou meurent sans comprendre la plupart du temps ce qui leur arrive ». La sauvagerie se voit adjoindre l’insensé.

Le pouvoir est justement ce qui pourrait contrarier cette folie. Pouvoir, c’est pouvoir agir. Le pouvoir, on en a, on le délègue, on le prend, on domine alors, même si l’auteur reconnaît qu’il ne se réduit pas à cela. Surtout, le mot et la chose sont eux-mêmes au service des pires pulsions. Ceci est caché sous d’autres termes – autorité, décision, commandement, influence – et est souvent intellectualisé, montre l’auteur. On lui donne bonne mine.

Mythes.

Mais pour comprendre l’entrée de l’homme en société, il est bizarrement plus rationnel d’avoir recours aux mythes. Dans « Totem et Tabou » (1914), Freud montre comment la société est née du meurtre du père par ses fils dans la horde primitive. L’ancêtre monopolise femmes, filles et sœurs et les fils ne peuvent faire naître la société qu’en renonçant aux femmes trop proches et en idéalisant cet ancêtre. Eux-mêmes doivent éviter en passant à l’état social que l’un des fils cherche à remplacer le père. On sait que c’est du renoncement sublimé que Freud fait naître toute l’organisation sociale. La prohibition de l’inceste en est une sorte de bras armé, qui deviendra l’Œdipe occidental.

Un autre mythe fécond est celui du contrat. C’est un mythe au sens vulgaire, car jamais aucune société n’a vu ses membres se contracter avant de passer à l’état social, Rousseau le premier le reconnaissait. Mais c’est un mythe, car l’Histoire agit et nous permet de supposer que le Droit s’est imposé au Fait brut à la suite d’une solennelle discussion.

Peut-on imaginer un pouvoir qui ne soit pas volonté d’uniformiser : foule anonyme, société sans classes ou démocraties écrasées sous une égalité formelle mais en fait hyperencadrées, hypercontrôlées ?

Le clinicien ressurgit dans le dernier tiers du livre avec une intéressante opposition entre les sociétés paranoïaques – mystique du chef, soi-disant retour à l’Origine – et les sociétés perverses, qui nous absorbent dans le sadisme anal de l’économie et du décompte obsédant.

Quelle lueur d’espoir peut-elle venir d’un auteur qui écrit qu’« il n’y a au pouvoir que des fous dangereux » ? Même pas un peu d’érotisme, car la séduction est aussi manipulation d’autrui. Accrochons-nous, comme Enriquez, à Holderlin : « Quand croissent les périls, croît aussi ce qui sauve. »

Eugène Enriquez, « Clinique du pouvoir - Les figures du maître », Érès, 246 p., 23 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9152