Jamais le temps ou toujours trop ?

Le droit au retard

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Publié le 20/01/2020
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Maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et psychanalyste, Hélène L'Heuillet ne déteste pas l'usage du paradoxe et offre, avec cet « Éloge du retard », un essai léger et agréable, dont les prolongements touchent à une réflexion sur le temps en général.

Au début de sa réflexion, l'auteure rappelle avec raison que, plus encore que l'espace, le temps est un enjeu de pouvoir redoutable. « Nous sommes pris dans une tendance sociale à faire main basse sur le temps de l'autre », dit-elle. Une affirmation qui risque de nous entraîner vers des propos un peu trop classiques sur le thème « Time is money ». Heureusement, Hélène L'Heuillet joue dans une autre cour.

Elle repart de cette litanie sociale, « Je n'ai pas le temps ». Est-ce à dire que nous l'avons perdu ? Mais enfin, où est-il passé ? De fait, nous vivons dans un monde marqué d'une angoisse permanente : se mettre en retard est devenu une véritable hantise, alors que nous courons tous vers la même fin, que nous atteindrons tous hélas trop tôt. Même les enfants aujourd'hui doivent se dépêcher de sortir de l'enfance !

Loin d'être un pur négatif, le retard, dit la philosophe, nous fait vivre un temps particulier. Il nous confère « un statut de rebelle sans l'avoir consciemment voulu ». Nous voici maîtres de notre temporalité, maître de la situation. On jouit sans toujours oser se l'avouer d'un fugace sentiment de liberté. Du coup, « l'art de différer a cessé d'être névrotique ».

Si Paul Lafargue a pu écrire « le Droit à la paresse » dans les premiers temps du capitalisme industriel (1880), « c'est un droit au retard qu'il faut aujourd'hui assumer ». Ce serait la seule façon de se réconcilier avec le temps honni de tous.

On suivra avec plaisir ces démonstrations dominées par de plaisantes contradictions. Si le temps a disparu, par rapport à quoi pourrions-nous dire que nous sommes en retard ? Et que dire de celui qui, dans sa désinvolture, a raté l'oral auquel il était convoqué, et la rencontre avec peut-être la femme de sa vie.

Hélène L'Heuillet, « Éloge du retard », Albin Michel, 184 p., 15 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin