IDEES - De l’universalisme à l’errance

Le non-monde des parias

Publié le 18/03/2013
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INTERMINABLE est le décompte, hyperdétaillé lorsque l’esprit s’y aventure. En 2010, on recensait dans le monde 12 millions de réfugiés reconnus par le HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), dont un tiers vit dans des camps. Il faut y ajouter les 8 millions de « déplacés internes », ceux qui ont quitté leur lieu de résidence habituel dans un contexte de guerre ou de violence, sans franchir les frontières de leur pays. Plus les apatrides… Et, pour préserver notre lecteur, arrivons au chiffre final de 75 millions de personnes dans le monde qui sont sans ancrage, stationnant plus ou moins longtemps dans des camps et aux marges urbaines.

Car ces « hommes-frontières », comme les nomme très justement Michel Agier, sont avant tout des « êtres-sans » : sans papiers, sans résidence fixe, souvent sans travail et finalement sans droits. Suivre leur parcours est affolant. Ici des Soudanais (un des nombreux exemples du livre) arrivés à Beyrouth à 40 ans, via la Roumanie et la Syrie. Beaucoup de leurs compatriotes ont fait le même trajet. Certains se fixent parfois dans l’illégalité, d’autres partent au Sri Lanka, d’autres encore, « dénoncés » par leur physique, sont renvoyés au Soudan.

L’auteur éclaire finement ces situations d’exclusion-inclusion – inclusion par le travail, exclusion par tout le reste. Ils ne sont que de passage, étymologiquement et historiquement, c’est exactement le sens de « métèques », littéralement ceux qui traversent la maison, résidents sans droit de cité, qu’exploitait la démocratie athénienne.

Les bouleversements géopolitiques n’ont fait qu’accentuer, accélérer ces situations. L’hallucinante description de Patras, au début du livre, est une sorte de modèle. Des milliers d’Irakiens, d’Afghans, venaient chercher dans ce port grec un passage vers l’Europe, au gré du sadisme de chauffeurs-passeurs et souvent coincés in fine par des policiers. Ceci sous le regard indifférent de bobos pédalant dans une salle de fitness.

Reprenons la question théorique du début : qu’est devenu aujourd’hui le réconfortant discours universaliste, « dans cette séquence historique où la Realpolitik promeut un contrôle sans précédent des flux migratoires et un passage plus difficile des frontières nationales pour les personnes des pays du Sud » ? Là où n’existent que des États-nations, dit Michel Agier, ce discours s’applique à un non-lieu où refleurissent les thèmes identitaires des deux côtés des frontières.

Mais c’est aussi dans ce « dehors des nations » que peut se développer l’action humanitaire. Des raisons d’espérer pour tous ceux que guette la situation de paria si bien décrite par Hannah Arendt.

Michel Agier, « La Condition cosmopolite - L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire », La Découverte, 208 p., 20 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9227