Les romans de l’hiver

Le privé s'affiche

Par
Publié le 13/01/2020
Article réservé aux abonnés
Relativement stable, avec 481 nouveautés françaises et étrangères annoncées en janvier et février, la rentrée littéraire donne leur chance à des auteurs déjà remarqués, à côté d'auteurs primés Si les perdants de l’hiver sont les primo-romanciers (71 seulement, soit - 6,5 %), c’est une nouvelle venue, Vanessa Springora, qui a accaparé l’intérêt médiatique et remué le milieu culturel, en témoignant dans « le Consentement » de l'emprise sexuelle et psychologique exercée sur elle par un écrivain reconnu alors qu'elle était mineure.

Le cru 2020 montre une nette tendance à se détourner des préoccupations du monde pour se recentrer sur soi et ses relations avec ses proches. Mais bien que témoignant d’un drame personnel qui n’a cessé de marquer la vie de Vanessa Springora depuis plus de trente ans, « le Consentement » (1) dépasse largement le récit nombriliste.

Aujourd’hui âgée de 47 ans et directrice des éditions Julliard, l'auteure raconte comment elle a été séduite, quand elle avait 14 ans et lui 50, par l'écrivain Gabriel Matzneff, futur prix Renaudot ; comment le manque de père, la solitude, l’absence d’une mère prise par le travail, son attirance pour la littérature, son jeune âge et le savoir-faire du prédateur l’ont conduite à consentir à une relation pédophile ; comment il a essayé de maintenir toujours son emprise ; et qu’il lui a fallu à elle des années et des dizaines de versions pour achever ce témoignage qu'elle a écrit « en étant le plus honnête possible » et afin de « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre ».

En souhaitant se libérer un peu de son mal-être en dévoilant son histoire intime, Vanessa Springora a réveillé des démons du passé — harcèlement et abus sexuels, usage de la notoriété, de l’argent et du pouvoir pour intimider et faire taire les victimes… — qui sont toujours d’actualité. Conduisant les éditeurs de Gabriel Matzneff, Gallimard, La Table Ronde, Léo Scheer, à retirer ses ouvrages de la vente.

Jusqu'au Grand Nord

« Briser en nous la mer gelée » (2), est le nouveau roman d'amour, et plus précisément d'amour fou, de l’Académicien et prix Goncourt Erik Orsenna, après « l’Exposition coloniale » et « Longtemps ». L'histoire a la forme d’une longue lettre adressée par Gabriel à la juge aux affaires familiales qui a prononcé son divorce d’avec Suzanne après les quatre années de passion qui ont suivi leur coup de foudre réciproque, pour la remercier… d’avoir décelé encore « beaucoup d’amour » dans le couple. Elle avait raison. Mais il aura fallu, après la séparation, un long voyage en l’intérieur d’eux-mêmes et jusqu’à des extrémités géographiques comme le Grand Nord pour se retrouver, effacer les ravages du temps et accepter de s’aimer. Inspiré paraît-il de la propre vie de l'écrivain, le roman est un savoureux mélange d'aventures, de digressions et de réflexions géographiques et géopolitiques qui réchauffent l’esprit. Car c’est au détroit de Béring, qui sépare la Russie et les États-Unis et où court la fameuse ligne de changement de date, que les deux protagonistes vont aussi se réchauffer le cœur grâce à l’amour rédempteur.

L'Exode

Avec « Miroir de nos peines » (3), Pierre Lemaitre conclut sa trilogie « Les Enfants du désastre », commencée avec « Au revoir là-haut » (prix Goncourt 2013, adapté au cinéma par Albert Dupontel) et poursuivie en 2018 avec « Couleurs de l’incendie ». Après les rescapés des tranchées Édouard Péricourt et Albert Maillard, montant une escroquerie aux monuments aux morts, après Madeleine, la sœur d'Édouard, déployant des trésors d’intelligence et de machiavélisme pour reconstruire sa vie dans les années 1927-1933, voici Louise, la gamine d’« Au revoir là-haut », au printemps 1940. Elle a 30 ans, elle est institutrice et on la découvre courant nue sur le boulevard Montparnasse. Une première scène aussi tragique que spectaculaire qui attise la curiosité. Les amateurs de feuilleton à la Dumas ne seront pas déçus, avec les secrets de famille et les caractères qui se dévoilent dans une période où la France sombre dans le chaos.

Les circuits limbiques

Federico Fellini, dont l’œuvre ne marque aucune frontière entre le rêve, l’imaginaire, l'hallucination et la réalité, est né il y a cent ans, un 20 janvier. Daniel Pennac lui rend un hommage subtil et très personnel en consacrant un roman enjoué à la part du rêve dans la création littéraire, « la Loi du rêveur » (4). Il se souvient comment, à l’âge de 10 ans, il racontait ses rêves et ses cauchemars à son copain Louis, qui lui avait prédit qu’il serait écrivain. Sauf que Louis n’a pas existé, non plus que les songes et les aventures diurnes dont il nous fait part. Fiction, réalité, illusion ? Il faut avoir l’esprit vagabond pour suivre Daniel Pennac dans son errance littéraire… Ou prendre pour vérité ce qu'il évoque en fin d'ouvrage, la chute faite en tentant de changer l’ampoule d’un projecteur vidéo, le coma qui s’est ensuivi et la profusion des rêves due « à la pression de l’hématome cérébral sur les circuits limbiques, où notre mémoire stocke les souvenirs d’une vie».

(1) Grasset, 207 p., 18 €
(2) Gallimard, 450 p., 22 €
(3) Albin Michel, 536 p., 22,90 €
(4) Gallimard, 167 p., 17 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin