IDEES - Questions sur l’amour

Les impasses d’Eros

Publié le 11/09/2012
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L’AUTEUR a choisi de repartir des institutions qui appréhendent, aménagent et souvent broient le grand sentiment. Cela peut être l’occasion de comprendre pourquoi ce qui semble être pour beaucoup la grande affaire d’une vie, entraîne chagrin, deuil et mélancolie.

C’est en anthropologue et en historienne des institutions que l’auteur soulève des questions. L’amour humain se calque-t-il sur la sexualité animale ? Ne sommes-nous que des bonobos un peu plus évolués ? Y a-t-l jamais eu des sociétés où les êtres se jettent littéralement les uns sur les autres ? L’ethnologie montre au contraire la nécessité pour un membre d’une tribu de prendre sa compagne dans une autre tribu.

Ceci justifie une généralisation féconde mais un peu déprimante selon Olivia Gazalé. « Toutes les sociétés humaines ont réglementé la sexualité, pour répudier le monde animal et faire advenir un ordre humain. » Mais si de nombreuses cultures célèbrent le plaisir sexuel, l’Occident s’est installé dans la condamnation et la répression. On flétrit la luxure, « régule le coït, interdit la polygamie, punit l’adultère, brûle la prostituée et torture l’homosexuel ».

Une importante partie du livre est consacré à la question : qui a inventé la morale sexuelle occidentale ? Doit-on, comme le fait Nietzsche, tirer avec rage sur la morale chrétienne ? On verra que les réponses ne sont pas si simples. Mais au-delà des pratiques qui mutilent, il y a la stratégie même du désir, qui exige délai, décalage. Utilisant habilement les travaux de Georges Bataille, le livre nous fait nous souvenir que l’amour et l’érotisme nécessitent la transgression. On est ici bien loin de notre époque, où, d’un simple clic, l’adolescent se connecte avec des centaines de proies offertes.

L’amour est liberté, quête d’absolu et transcendance. Tout devrait être simple dès lors qu’on aime, mais tout conspire à faire tomber les candidats à l’extase dans des pièges variés. Le mariage d’amour va devenir un devoir d’amour, redoutable oxymore. « Exiger de l’amour qu’il soit le garant de la durée, de la solidité, de la fidélité du couple, n’est-ce pas lui demander de se dénaturer ? », lui, l’enfant de Bohème qui n’a jamais, jamais connu de lois.

Crise.

La séduction opérée par le livre tient dans l’aller-retour qu’Olivia Gazalé orchestre entre l’aspiration à l’absolu et le désir attrapé par le social. De savoureuses pages sont consacrées à la mort de l’érotisme, « entré, à l’instar de la finance, dans une crise profonde », et à la marchandisation et la fabrique du corps actuelles. L’obsession de l’apparence et des mensurations idéales contribuent à un asservissement tout aussi douloureux que la répression pudibonde d’antan.

Mais l’aspiration à l’absolu voit surgir mille impasses et apories. N’est-ce pas l’amour que nous aimons avant tout ? N’est-ce pas nous-mêmes aimant qui est notre meilleur rôle ? De manière générale, dit l’auteur, « tomber amoureux, c’est à la fois ouvrir une fenêtre donnant à perte de vue sur un paysage extraordinairement lumineux, et s’enfermer à double tour dans une cave sombre et étouffante ». Seuls semblent ne pas séjourner dans le négatif, échapper au désert de l’amour des très vieux couples comme Edwige et Edgar Morin, ou Dorine et André Gorz se donnant ensemble la mort. Comme le sage grec qui prouvait le mouvement en marchant, Olivia Gazalé fait de ce sentiment un devenir plus qu’un état.

Les nombreux auditeurs des Mardis de la philo connaissent la précision très pédagogique de leur conférencière. On retrouvera dans ce livre son sens de l’exposition, toujours accroché à des exemples et à des analyses, que met habilement en péril sa propre dialectique.

On appréciera en particulier un éloge très original du libertin et on pardonnera facilement l’auteur pour les apparitions d’une fleur bleue.

Olivia Gazalé, « Je t’aime à la philo », Robert Laffont, coll. « Les Mardis de la philo », 428 p., 21,30 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9155