Utopie, dystopie, uchronie

Les mondes tels qu’ils l’imaginent

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Publié le 30/09/2019
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L’émigration française en Afrique (Léonora Miano), la mondialisation renversée (Laurent Binet), Paris envahi par les rats (Bernard Werber), le consumérisme sauveur du monde (Tünde Farrand), au cœur de la guerre nucléaire (Benedek Totth), la foudre comme arme de destruction absolue (Liu Cixun).

Saga poétique et politique, « Rouge impératrice » (1) est un roman afro-futuriste où on parle beaucoup d’amour et de sensualité, mais aussi de comment on veut inventer l’avenir. Léonora Miano (« la Saison de l’ombre », prix Femina 2013, « les Contours du jour qui vient », prix Goncourt des lycéens 2006), qui est née au Cameroun en 1973 et vit en France depuis 1991, a voulu pousser le fantasme du nationalisme français contemporain à son terme.

S’estimant envahis par les migrants africains, de nombreux Français ont émigré, au cours du XXIe siècle, en Afrique subsaharienne où l’on parle la même langue. Cent ans plus tard, alors que le continent africain presque entièrement unifié est devenu prospère, ces Fulasi (Français) ne sont plus que des « Sinistrés » appauvris et repliés sur eux-mêmes. Alors que le chef de l’État du Katiopa est partisan d’expulser ces populations inassimilables, l’amour s’en mêle en la personne de Boya, la rouge impératrice, professeure à l’université et favorable à une politique de la main tendue. La passion devient une affaire d’État. Une saga haute en couleurs et aussi riche en sentiments que de réflexions.

Paris envahi

Trois ans après « Demain les chats », Bernard Werber, prolifique auteur de « philosophie-fiction » (selon son expression), connu surtout pour sa trilogie des « Fourmis », revient avec « Sa Majesté des chats » (2). On retrouve la gentille chatte Bastet et sa maîtresse – pardon, sa « servante » – Nathalie, ainsi que le chat de laboratoire Pythagore. La question étant ici de savoir s’il est encore temps de monter une alliance félins-humains suffisamment puissante pour anéantir les rats qui sont en passe de dominer Paris.

L’histoire est, avec la littérature, le péché mignon de Laurent Binet, l’auteur de « HHhH », prix Goncourt du premier roman 2010, et de « la septième Fonction du langage », prix Interallié 2015. Dans « Civilizations » (3), récit de la mondialisation renversée, il développe une uchronie depuis l’an 1000 : les Vikings colonisent l’Amérique du Nord jusqu’aux Antilles et apportent le cheval, le fer et les anticorps aux autochtones. En 1492 Christophe Colomb ne découvre pas l’Amérique et en 1531, Atahualpa en tête, les Incas envahissent l’Europe de Charles Quint. Pour y trouver l’Inquisition espagnole, la Réforme de Luther, le capitalisme naissant, des guerres sur terre et sur mer, des querelles religieuses et dynastiques, des monarchies exténuées, des populations excédées. Les intrigues inventées, transmises dans des genres littéraires adaptés (saga, fragments de journal, chroniques, roman ancien), sont tout aussi épiques que la réalité historique. Et ludiques.

Dans « le Pays des loups » (4) il y a l’élite des « Possédants », et les autres. Alice, la narratrice, appartient à cette majorité et a grandi sous le nouveau système socio-économique où chacun porte un traceur et doit dépenser une somme imposée afin de conserver son logement et ses quelques privilèges ; les retraités comme les malades ou les chômeurs ne sont plus un problème, puisqu'ils sont invités à disparaître dans des « Dignitoriums » avec un programme d’euthanasie joyeuse et volontaire. Dans le Londres de 2050 imaginé par l’auteure d’origine hongroise Tünde Farrand, qui vit en Angleterre, le consumérisme triomphant a sauvé le monde. Sauf Alice, dont le mari a disparu. Pour tenter de le retrouver, elle n’a d’autre choix que de questionner la société et les valeurs dans lesquelles elle a été élevée. À ses risques et périls.

Foudres

Le Hongrois Benedek Totth ne fait pas de cadeau. Connu pour ses traductions, il s’est fait remarquer avec un premier roman coup de poing, « Comme des rats morts », où, par ennui, des ados repoussent les limites de la violence. Avec « la Guerre après la dernière guerre » (5) il nous entraîne au cœur d’une guerre nucléaire qui oppose la Russie et les États-Unis. Le conflit est d’autant plus horrible qu’il est vécu par un jeune garçon qui erre dans une ville dévastée à la recherche de son petit frère. Avec la crainte permanente de rencontrer des soldats ou des mutants irradiés évadés de la « Zone rouge ». Un roman post-apocalyptique de poids pour imaginer l’humanité d’après la fin de la civilisation.

Chantre de la SF en Chine, dont la trilogie « le Problème à trois corps », « la Forêt sombre » et « la Mort immortelle » a été primée en France, Liu Cixin se confronte à la « Boule de foudre » (6). Décidé à élucider ce phénomène naturel, il entreprend des études en physique atmosphérique et rencontre une jeune femme intéressée par le potentiel militaire de cette foudre. Leurs recherches les conduisent vers l’arme de destruction absolue alors qu’éclate un conflit armé entre la Chine et les États-Unis. Si les notions scientifiques sont jugées farfelues par les spécialistes et si le roman n’aborde pas les questions philosophiques et sociétales des conséquences des technologies qu’il décrit, il n’en reste pas moins un formidable page turner qui s’appuie sur des personnages attachants et fouillés.

 

(1) Grasset, 608 p., 24 €

(2) Albin Michel, 457 p., 21,90 €

(3) Grasset, 378 p., 22 €

(4) Anne Carrière, 352 p., 22 €

(5) Actes Sud, 199 p., 21,50 €

(6) Actes Sud, 440 p., 23 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin