IDEES - Un regard nietzschéen

Les pièges du corps idéalisé

Publié le 18/02/2013
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UN REGARD sur notre époque, dit cet auteur, révèle une obsession : il faut prendre soin de son corps, l’écouter, le bichonner, l’embellir, de la naissance à la mort. De la cuisine à la médecine, en passant bien sûr par tout ce qui évoque la beauté, le corps est glorifié.

Ceci ne va pas, on le sait, sans un mystique corps parfait, qu’incarnent souvent les actrices, les top-models : corps diaphanes, quasiment irréels, présentés à notre rêverie, avec pour corrélat la dénégation des rides, de l’embonpoint, du vieillissement et de la mort. Yannis Constantinidès analyse très bien tout cela à l’aide de Baudrillard, qui insiste sur la notion de simulacre : finalement on confère au corps les attributs traditionnels de l’âme, c’est lui qui devient éthéré, insubstantiel, pur.

Obsessions.

Un secteur riche en corporéité, comme la sexualité, donne justement prise à de pertinents regards. Notre société, dénoncée comme « hyperérotique », est plutôt celle dans laquelle la jouissance devient l’objet d’une rationalité technique : il faut apprendre à jouir, savoir lâcher prise, apprendre à toucher les points importants. Et l’auteur utilise intelligemment le cynisme d’un Michel Houellebecq : « Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle (...) En outre nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l’amour. » (« Plateforme », Flammarion, 2001).

Corps idéal du sexe, sans véritable érotisme. Corps hypermédicalisé (mon cholestérol, mon écho, ma colo, ma fibro, ma mammo) d’une « médecine sans le corps », comme l’exprimait le Pr Didier Sicard. Et aussi corps sportif lancé dans des performances idéales, devenues réelles grâce à toutes les pharmacopées. Tels sont aujourd’hui les modes somatiques d’habitation du monde.

Nietzsche, dont l’auteur utilise beaucoup les « Fragments posthumes » (1884), est le premier à avoir introduit en philosophie les catégories de santé et de maladie. Peu importe le vrai ou le bien, dit-il, nous devons avant tout « savoir ce que peut un corps », il nous faut retrouver ce qu’il contient d’instinct, de spontanéité naturelle. Mais Nietzsche lui-même fut très malade. « C’est la maladie qui me ramena à la raison », écrit-il, en ce sens qu’elle montre la vacuité de l’idéalisme et nous révèle incarné mais désirant.

Quelle prescience chez l’auteur de « Zarathoustra », qui part en guerre contre la pression hâtive mise sur le corps par le monde des affaires ! « On pense la montre en main, comme on déjeune le regard rivé au bulletin de la Bourse... » (« le Gai Savoir »).

Conseillons très fortement ce livre qui fait corps avec les préoccupations actuelles.

Yanis Constantinidis, « Le Nouveau culte du corps », François Bourin Éditeur, 180 p., 20 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9219