IDEES - Notre quotidien décrypté

Mythologies d’aujourd’hui

Publié le 22/04/2013
Article réservé aux abonnés
1366593381426650_IMG_103583_HR.jpg

1366593381426650_IMG_103583_HR.jpg
Crédit photo : DR

JUSTEMENT, les apparences sont profondes, en ce qu’elles sont révélatrices du statut actuel de la philosophie. Pas de débats sur les couloirs de bus ou le tri sélectif des ordures sans qu’un philosophe soit sollicité. Cette discipline, dit Raphaël Enthoven, « peut enfin tomber des nues pour mettre les mains dans le cambouis ». On lui crie : « Soyez claire, même clairette, vous voulez être lue, soyez lisible ! »

C’est la démarche inverse qu’a choisie notre prince néo-barthien, partir du réel, y voir « matière première », c’est-à-dire piège à mythologies d’aujourd’hui. À commencer par les mots et expressions marqueurs de notre temps, comme le remplacement d’« Attendre » par « Patientez ! », terme sous lequel on peut entendre « À la queue », « Derrière la ligne » et, surtout, « Fermez-là ! ».

C’est avec talent et esprit que l’auteur débusque le néant crétin qui gît sous les annuels vœux de bonne santé : « Pourquoi sommes-nous si friands de ces vœux brouillés, qu’un décalage ostensible entre l’emphase de l’expression et la nullité du souhait contraint à sonner faux ? »

Équivoques.

Toute expression témoigne de sa manipulation possible du réel, abrite d’étranges équivoques, telle la célébration de la diversité, qui « revient avec les meilleures intentions du monde à présenter implicitement la blancheur comme une norme, dont celle-là serait l’heureuse déviance, mais la déviance quand même ».

Ailleurs, le philosophe décortique le terme « démondialisation », dont la construction même implique un retour, une réversibilité absurde dans le temps : « Aucun retour en arrière ne fait une idée neuve. »

Moderne Barthes, Raphaël Enthoven fait surgir les délices croustillantes de la baguette « tradi » d’une France néo-flaubertienne l’achetant à la sortie de la messe provinciale ; on croit relire « Le bifteck et les frites » d’antan (« Mythologies », 1951). Et c’est aussi au créateur du « Système de la mode » que l’on pense lorsqu’il décrit le conducteur guidé par le GPS : on croit conduire et, comme dans l’existence, on est conduit par une voix qui ne vous parle pas vraiment.

Ces vignettes pleines d’humour, écrites au fil de retournements élégants et paradoxaux, sont agréables par leur légèreté. Hélas, le fumeur Raphaël les alourdit par trop d’épisodes consacrés à se plaindre de « l’empire du poumon rose » qui persécute les adeptes de l’herbe à Nicot. On tombe alors dans l’humeur, et c’est dommage.

Raphaël Enthoven, « Matière première », NRF Gallimard, coll. « Blanche » 160 p., 14,90 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9236